Lourds dégâts collatéraux et inévitables de toute guerre ou colonisation, le vol d’œuvres d’art fait partie intégrante des dommages subis par les populations occupées. Si la restitution des biens s’est accélérée, de nombreuses zones d’ombre subsistent sur l’art et la manière d’accomplir cette tâche titanesque.
Sur quelque 100.000 objets volés aux Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, 63.000 ont été rapatriés après le conflit; 45.000 d’entre eux ont été récupérés, notamment par les Rothschild ou les David-Weill; 13.000 à 14.000 objets ont été vendus aux enchères parce que dépourvus de grande valeur. Restent 2000 objets, entreposés dans les musées. Dont 163 tableaux importants, signés de très grands maîtres. Mais où sont passées les œuvres qui n’ont pas été rapatriées? Si certaines d’entre elles n’ont pas survécu, il en reste des milliers. Soit dans des greniers, accrochées aux murs de particuliers, ou dans des musées.
Pour les biens spoliés aux Juifs durant la guerre, et pour tous les autres (notamment les trésors dont les colons belges ont dépossédé le Congo), un travail, souvent de bénédictin, est en cours pour restituer les œuvres. Faut-il s’en réjouir? Sur le principe, oui, bien entendu. Mais dans la pratique, c’est parfois une autre histoire. Tant les avocats, enquêteurs et autres limiers, qui parviennent à faire restituer les œuvres d’art aux propriétaires spoliés, se font rémunérer (souvent très cher). Au temps passé ou au pourcentage sur les ventes éventuelles. « Bref, derrière le louable souci de réparation, la tête tourne tellement il y a de l’argent en jeu. C’est devenu un business mondial », explique Vincent Noce, journaliste à Libération et auteur de Descente aux enchères (1), fruit d’années d’enquête sur ces coulisses d’un marché de l’art prospérant parfois sur d’anciennes violences et trafics peu scrupuleux.
Un business comme un autre?
Ce business de la restitution a été révélé par le livre Le musée disparu (2), par le journaliste américain Hector Feliciano. Ce pavé, fruit d’une enquête menée de 1986 à 1995, a mis en lumière non seulement les vols durant la guerre, mais aussi les ventes sous contraintes dès les années 30. Et puis, il pointe aussi les réticences des musées à jouer la transparence. Le fait est qu’il n’existe aucun tarif standard du recouvrement. « Certains pros de la recherche reconnaissent eux-mêmes qu’ils sont des mercenaires. Ils scrutent l’évolution possible des lois, s’engouffrent dans les nouveaux espaces d’action possible, et tentent de se dégager une marge, juge Vincent Noce. Alors que le fait de rendre des choses volées à leurs propriétaires est non seulement légitime, mais en plus logique, ces restitutions se transforment de plus en plus souvent en business. Où, souvent, le particulier a été volé deux fois: lorsqu’une œuvre a disparu du giron familial, et quand ses héritiers doivent payer cher pour la récupérer. »
Et puis, question connexe: que faire des œuvres qui ne retrouvent pas leurs propriétaires? Faut-il les exposer? « Je dirais oui, tranche Noce. Mais en ne perdant jamais de vue le fait qu’il faut tenter d’identifier le propriétaire de chaque pièce. Je pense que le récent exemple du Musée de Berne montre peut-être la voie à suivre… » Fin novembre, en effet, l’institution a annoncé qu’elle acceptait l’héritage du collectionneur d’art allemand Cornelius Gurlitt, un « trésor » de plus de mille œuvres dont certaines (on parle d’une bonne moitié) volées à des Juifs par les nazis. Le président de la Fondation du musée, Christoph Schäublin, a précisé que son institution allait coopérer avec les autorités allemandes pour déterminer les réalisations volées ou extorquées en vue de leur restitution aux propriétaires légitimes. Et donc, un groupe de travail, constitué d’experts nationaux et internationaux, travaille actuellement à inventorier les œuvres et à déterminer qui étaient leurs propriétaires à l’origine. « C’est une façon pour un musée de remplir sa fonction première: exposer. Mais aussi d’assurer une fonction sociétale en rendant aux autres ce qui leur appartient. C’est ce que vous, en Belgique, appelez “un compromis à la Belge”, non? Et c’est une très bonne façon de procéder. »
(1) Vincent Noce, Descente aux enchères. Les coulisses du marché de l’art, Paris, JC Lattes, 2002, 432 p.
(2) Hector Feliciano, Le musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis, Paris, Gallimard, 2009, 400 p.