«Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous faites. Cette semaine, l’enfer va s’abattre sur Mossoul.» En juin 2014, Abu Hajjar a craqué. Mais si ce messager de l’État islamique (ou Daesh, selon son acronyme arabe) a parlé devant les agents des services de renseignement irakiens et de la CIA qui l’interrogeaient, c’est qu’il avait la certitude que sa prophétie se réaliserait. Quarante-huit heures plus tard, le drapeau noir de Daesh flottait sur la deuxième plus grande ville du pays. Et la terreur s’y enkystait. En fouillant la maison de cet activiste, les soldats irakiens ont mis la main sur 160 clés USB. Rien de moins que la plus grande source d’informations connue à ce jour sur le mouvement islamo-terroriste qui se répand en Irak et en Syrie dans une traînée de sang. Parmi les milliers de données, le décryptage d’un fichier informatique a mis au jour une étonnante comptabilité. L’État islamique a fait rentrer dans ses caisses 36 millions de dollars provenant de la vente de pièces archéologiques pillées sur le seul site de al-Nabuk, à l’ouest de Damas. D’une insigne valeur, les plus anciennes antiquités racontent une histoire remontant à 8000 ans. Les fanatiques de Daesh ne sont pas réputés pour être des esthètes. Ils jettent leur dévolu sur ces trésors pour financer leur cause, l’instauration d’un califat islamique. Sam Hardy, chercheur auprès de l’Institut d’archéologie UCL à Londres, a publié une étude analysant ce commerce frauduleux. Conclusion: les 36 millions de dollars auraient permis d’équiper en armements et d’assurer le quotidien de 5000 combattants.
En Syrie et en Irak, l’immense zone contrôlée par l’État islamique recouvre ce que fut la Mésopotamie, la civilisation sumérienne qui inventa l’écriture cunéiforme voilà 5 000 ans, une terre qui se confond avec le patrimoine historique et culturel de l’humanité. Le phénomène du pillage en règle des antiquités par Daesh est difficilement quantifiable. Mais il s’est sensiblement amplifié avec la chute de Mossoul. Selon l’Unesco, le mouvement islamiste peut désormais se servir à sa guise sur 2000 des 12.000 principaux sites archéologiques recensés en Irak.
De doctes archéologues appointés par les terroristes
Organisme structuré, hiérarchisé et parfaitement organisé, l’EI applique une politique rationnelle et sans pitié sur tous les territoires conquis. Le pillage des pièces archéologiques obéit, lui aussi, à un schéma parfaitement planifié. Édouard Planche, juriste et spécialiste de la lutte contre le trafic des biens culturels auprès de l’Unesco, avance que Daesh s’est attaché les services d’archéologues professionnels. Ces relaps à l’éthique de leur profession conseillent les chefs terroristes, indiquent les sites à fouiller et les pièces les plus négociables. Celles-ci sont exfiltrées via la Turquie ou la Jordanie. Pour l’heure, aucune de ces pièces n’aurait été proposée aux plus grands musées occidentaux. Mais de plus petites institutions pourraient avoir été approchées par des intermédiaires aussi véreux que bien placés. Les principaux acheteurs de pièces volées seraient des particuliers, richissimes collectionneurs ou amateurs éclairés.
Il n’y a pas de petits profits et tout y passe, de la petite antiquité, fragment de terre cuite, à l’artefact échangé contre plusieurs centaines de milliers d’euros. Le Conseil international des musées a dressé, par pays, une «liste rouge» des objets les plus prisés sur le marché illégal des antiquités. Objectif: que ceux-ci puissent être identifiés et saisis. Appel est ainsi lancé à «tous les musées, salles de ventes, marchands d’art et collectionneurs afin qu’ils n’acquièrent aucun de ces objets». S’en suit un inventaire, non exhaustif, des trésors irakiens: tablettes d’argile ou de pierre à écriture cunéiforme, sceaux-cylindres, cachets en pierre, plaques et statuettes en os et en ivoire, sculptures, vases, bijoux, manuscrits, monnaie. Cette liste a été actualisée et largement diffusée «en urgence», fin 2014. Une louable initiative qui, cependant, ne lasse pas d’étonner, toute sortie d’antiquités du territoire irakien étant –théoriquement– prohibée. Une douce fable. En septembre dernier à l’Unesco, le directeur du musée de Bagdad, Qais Hussein Rasheed, a dénoncé le pillage de son pays par les djihadistes et leurs complices comme «une mafia internationale des antiquités. Ils identifient les objets et disent ce qu’ils peuvent vendre. Des tablettes assyriennes ont été volées et retrouvées dans des villes européennes. Certains des objets sont découpés et vendus en pièces».
Les œuvres majeures ou dont la provenance muséale serait facilement identifiable ne seraient vendues qu’au compte-gouttes et distillées avec parcimonie sur le marché parallèle. Des antiquités plus modestes circuleraient, elles, aisément. En avril 2012, l’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels à Paris a ainsi identifié 13 tablettes d’argile mésopotamiennes volées en Irak et proposées à la vente… sur un célèbre site web d’enchères.
Anéantissement des hommes, éradication de la culture
L’arsenal juridique destiné à protéger les œuvres d’art en cas de conflits armés est conséquent. Les conventions internationales s’empilent, interdisant notamment «l’exportation, et le transfert de propriété illicite des biens culturels». Quelques États se font encore prier pour ratifier ces textes pavés de bonnes résolutions et de vœux pieux: le Liechtenstein, Malte, le Luxembourg, Monaco, l’Autriche et l’Irlande. Le trafic d’antiquités prospère sous les cieux des paradis fiscaux et des pays spécialisés dans le blanchiment d’argent du crime organisé. Quelle surprise!
Le rationalisme des fanatiques rencontre vite la limite de leur folie nihiliste. Tout ce que les islamo-terroristes considèrent comme impie est réduit en poussières.
L’État islamique est déjà immensément riche de par la manne pétrolière qu’il contrôle, la mise à sac des banques, la dîme extorquée aux populations soumises, les rançons contre la vie des otages ou –dernière abjection en date– les millions de dollars réclamés pour restituer la tête d’un mécréant décapité devant les caméras. Daesh conforte donc son effort de guerre et la prospérité de ses chefs par le trafic d’art. Mais le rationalisme des fanatiques rencontre vite la limite de leur folie nihiliste. Tout ce que les islamo-terroristes considèrent comme impie est réduit en poussières. Qu’il s’agisse des églises, des mosquées chiites ou des tombes dont la vénération est prohibée. Le patrimoine qui n’est donc pas pillé est consciencieusement rasé. Pour célébrer à leur façon la prise de Mossoul, les djihadistes ont ainsi fait exploser la mosquée abritant la tombe du prophète biblique et coranique Jonas (Younes en arabe) construite sur un site datant du VIIIe siècle avant J.-C.
Avec le sabre maculé du sang des infidèles, la dynamite est encore le moyen d’expression privilégié des barbares. En Afghanistan, les talibans se sont illustrés dès leur retour au pouvoir, en mars 2001, en détruisant les trois bouddhas géants de Bamiyan, incarnation d’un art bouddhique préislamique dont il convient de faire table rase. Au Mali, d’autres islamistes affiliés à al-Qaida ont démoli des mausolées de saints musulmans à Tombouctou. La ville a été libérée quelques mois plus tard, en janvier 2013, par l’intervention militaire française. Ce contretemps a empêché les terroristes de brûler l’institut Ahmed-Baba qui a le tort d’abriter de précieux manuscrits, traités de théologie et de science datant du XIIIe siècle. Ceux-ci ont été sauvés par Kader Haidara, spécialiste de ce trésor patrimonial, qui les mit à l’abri de la folie destructrice à Bamako.
Faut-il s’émouvoir du désastre patrimonial lorsque le sang coule? Aucun doute, selon Philippe Lalliot, ambassadeur de la France à l’Unesco: «Il relève en effet de la même logique que l’anéantissement des hommes. C’est parce que la culture est une puissance d’incitation au dialogue que les groupes les plus extrémistes, fanatiques, obscurantistes s’acharnent à vouloir l’anéantir.»