La question qui sert d’intitulé à cet article se décompose en réalité en deux sous-questions. Premièrement, la culture a-t-elle besoin de l’argent public pour exister? Deuxièmement, de la même manière qu’il est tenu d’assurer un revenu minimal à chacun, l’État doit-il assurer un accès à la culture?
À la première question, il faut répondre par la négative. L’histoire de l’art témoigne à suffisance de la capacité des artistes, et non des moindres, à se passer du financement étatique. Beethoven et Michel-Ange, qui vendaient leurs travaux pour en retirer du profit, étaient des entrepreneurs. Rembrandt qui dirigeait un atelier employant des artistes était également un entrepreneur. On constate que la plupart des grandes révolutions artistiques commencent par une révolution commerciale. Le commerce crée la prospérité, fournit de l’emploi, satisfait les besoins des acheteurs et permet de financer les artistes.
Beaucoup d’artistes ne peuvent vivre de leur art. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas produire des œuvres culturelles.
D’art et d’or bleu
Tous les Florentins qui devinrent des artistes célèbres après 1300 ont reçu une formation d’artisan. Formés à produire des articles destinés à la vente, chacun d’entre eux continua à faire de l’artisanat jusqu’à la fin de sa vie et la plupart furent de bons hommes d’affaires. Ces ateliers produisaient des biens à destination de la classe marchande. Peu à peu, les artistes s’affranchirent des ateliers pour répondre à des commandes plus ambitieuses. On décrit souvent les personnes qui ont financé l’art florentin comme des mécènes. En réalité, ce furent d’abord et avant tout des clients qui payaient pour des biens et des services. Le rôle des Médicis comme promoteurs de l’art florentin a souvent été mal compris et surestimé. Dans un premier temps, ils étaient simplement des clients fortunés. Côme l’Ancien, qui contribua le plus au financement des arts, le fit avec ses fonds privés. Les artistes de la Renaissance les plus renommés vendaient leurs travaux à une grande variété d’acheteurs de la ville, de la péninsule italique et de différents pays d’Europe du Nord (riches marchands, églises, comités, monastères, couvents, guildes commerciales, municipalités, classe des propriétaires, etc.). Au XVIIe siècle, la nouvelle république hollandaise devint le pays le plus riche du monde et le centre mondial du commerce. Le capitalisme hollandais a fourni au marché de l’art une solide classe moyenne supérieure qui transforma ses habitations en petites galeries d’exposition. Même les paysans et les fermiers achetaient des tableaux. En France, c’est à partir des années 1870 que les artistes parvinrent à vivre et même à s’enrichir en vendant leurs peintures à des particuliers en dehors du réseau du Salon. Des marchands d’art entreprenants créèrent ce nouveau marché. La prospérité industrielle américaine créa une nouvelle catégorie de collectionneurs: des hommes d’affaires qui amassèrent des collections comparables ou même supérieures à celles des anciens rois. La peinture américaine prit alors le leadership dans le monde de l’art à partir de 1950. New York City devint le point central. Quantité de peintres européens migrèrent en Amérique pour échapper à la guerre. Le prestige grandissant des peintres américains renforça New York dans son rôle de centre du monde de l’art.
Il est vrai que beaucoup d’artistes ne peuvent vivre de leur art. Mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas produire des œuvres culturelles, bien au contraire. Les fondations privées, les universités, les dons de proches, les professions annexes, etc., sont autant de choses qui ont permis et permettent aux artistes de créer.
Mozart pour exemple
Actuellement, la plupart des institutions culturelles en Belgique dépendent des subsides. Sont-elles, par leur nature même, condamnées à être non rentables? Ceux qui défendent cette idée se réfèrent habituellement aux travaux de l’économiste Baumol. L’argument est le suivant: la croissance économique entraîne une «maladie des coûts» (également appelée «loi de Baumol») qui affecte le secteur des services et notamment la production artistique. Selon Baumol, l’art ne bénéficie pas des retombées du progrès technique à un degré équivalent. Il fallait 40 minutes pour exécuter un quatuor à cordes de Mozart en 1780 et il faut toujours 40 minutes aujourd’hui. Comme les salaires augmentent de manière générale, le prix relatif de la production artistique augmente en conséquence.
Ce raisonnement a été réfuté par nombre d’auteurs (Heilburn, Cowen, Towse, Elgar et Cheltenham, etc.). Il est surtout totalement démenti par les faits. Quantité de grands opéras, orchestres, théâtres et institutions dédiés à la haute culture un peu partout dans le monde sont rentables car gérés avec intelligence et imagination. Il faut toujours 40 minutes et 4 personnes pour jouer le quatuor à cordes de Mozart mais on peut le diffuser en direct auprès de millions de personnes. Les gens, désormais motorisés, peuvent venir de loin pour assister à un concert. On peut enregistrer la performance et la vendre (les coûts de reproduction ont constamment diminué). On peut aussi –n’en déplaise à certains– augmenter le prix du ticket, capter de nouveaux publics, etc. Jamais, de son vivant, Mozart n’a été autant écouté et diffusé qu’aujourd’hui. Jamais le patrimoine musical mondial n’a été aussi accessible. Jamais les artistes n’ont pu bénéficier d’autant de sources d’inspiration et de nouvelles idées, ce qui accroît d’autant plus leur productivité: un quatuor en 1780 pouvait jouer Haydn et Mozart. Il peut aujourd’hui jouer Beethoven, Brahms, Bartók, Chostakovitch, mais aussi Jimi Hendrix.
Et le public dans tout ça?
Venons-en à la seconde question: l’État est-il tenu d’assurer l’accès de tous à la culture? Oui. À mes yeux, une politique culturelle n’a de légitimité qu’à la condition d’avoir pour bénéficiaires les citoyens dans leur ensemble et non pas les artistes en particulier.
Il existe une multitude d’alternatives au financement public de la culture.
Un autre monde culturel est possible. Prenons l’exemple des États-Unis, pays sans ministère de la Culture. Une immense coalition d’entreprises privées, d’agences publiques, d’institutions à but non lucratif, de riches philanthropes, d’universités, tous autonomes, finissent par faire «politique». Par ailleurs, un système fiscal très avantageux assure une indépendance financière à quantité d’acteurs culturels. Le résultat? Deux millions de personnes aux États-Unis vivent directement de la culture. Aucun autre pays au monde n’affiche un tel pourcentage d’artistes au sein de sa population. Cette culture de masse s’impose-t-elle au détriment de la culture classique et élitiste? Non, à côté des blockbusters d’Hollywood, les États-Unis comptent 1700 orchestres symphoniques; 7,5 millions de tickets d’opéra y sont vendus chaque saison et les musées y enregistrent environ 500 millions de visites annuelles. Les films d’auteur à «microbudget» sont beaucoup plus répandus dans ce pays qu’en Europe et les «petits» trouvent des créneaux spécifiques. D’ailleurs, ce sont souvent les minorités culturelles qui mènent l’innovation artistique.
Est-ce à dire que ce modèle est transposable en Belgique? Pas tel quel, évidemment. Mais cet exemple et quantité d’autres prouvent l’inanité des raisonnements fatalistes. Il existe une multitude d’alternatives au financement public de la culture. Ainsi, une Fondation pour les arts pourrait servir d’intermédiaire entre les donateurs (personnes physiques) et les artistes et projets artistiques tout en permettant aux donateurs de choisir directement l’artiste ou le projet artistique bénéficiaire. On pourrait également relever le plafond des montants fiscalement déductibles dans le secteur du mécénat comme ce fut le cas en France en 2003 par la loi Aillagon (avec une multiplication par 5 des donations du secteur privé), diminuer la TVA sur le livre numérique (21 à 6%) ou encore soutenir démocratiquement la demande culturelle des publics grâce à une « carte culture » (1) […] Enfin, il faut mettre fin aux entraves au commerce culturel. Loin de nuire à sa spécificité, le commerce et le libre échange permettent à une culture de vivre et de se réinventer en permanence. Inversement, c’est quand on veut «protéger» une culture qu’on la fige et qu’elle meurt…
(1) Une carte culture existe déjà en FWB mais uniquement pour les étudiants inscrits dans l’un des établissements du Pôle, NDLR.