Espace de libertés – Février 2015

La (très) fragile émancipation par la culture


Dossier

Créée pour favoriser l’accès des publics « fragilisés » à la culture et leur émancipation par ce même moyen, l’ASBL Article 27 est aussi victime de son succès… et risque quelques effets pervers face auxquels il importe de rester vigilant. Surtout au vu de l’inévitable explosion du nombre de personnes à très bas revenus…


Créée en 1999 en Communauté française, à l’initiative de la comédienne Isabelle Paternotte et de Roland Mahauden, alors directeur du Théâtre de Poche, l’ASBL Article 27 (du même numéro que l’article de la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamant le droit de chacun à la culture) s’est donné pour mission « de sensibiliser et de faciliter l’accès à toute forme de culture pour toute personne vivant une situation sociale et/ou économique difficile ». « La culture est restauratrice du lien social, note encore l’association. Elle favorise l’autonomisation et l’inscription dans l’action, elle est émancipatrice et encourage l’acquisition d’une parole citoyenne, elle amène chacun à découvrir son potentiel créateur et à développer sa confiance en soi. Et même si la culture est vécue au minimum comme un divertissement, elle permet toutefois de découvrir différentes manières de comprendre, de vivre et d’interpréter le monde. »

Le droit à l’épanouissement culturel constitue donc à la fois une arme contre l’exclusion sociale –qui est aussi une exclusion culturelle– et un instrument permettant une meilleure égalité des chances.

Contrer l’exclusion culturelle

Le droit à l’épanouissement culturel répond en fait à un besoin fondamental de l’être humain : celui de participer à la culture, de donner du sens au monde qui l’entoure, de bénéficier de la diversité des opinions, de se construire et de comprendre l’autre. Il vise également à protéger toutes les cultures et à les diffuser. Le droit à l’épanouissement culturel constitue donc à la fois une arme contre l’exclusion sociale –qui est aussi une exclusion culturelle– et un instrument permettant une meilleure égalité des chances. Facteur d’émancipation pour l’individu, ce droit demeure aussi vital pour nos démocraties puisqu’il vise la promotion et la protection d’expressions culturelles diversifiées.

Parmi plusieurs initiatives, l’ASBL Article 27 s’est surtout fait connaître par la création du « ticket Article 27 » au bénéfice des personnes en difficultés. Celles-ci ne doivent payer que 1,25 euro de droit d’accès aux manifestations culturelles partenaires de l’opération.

La différence entre le prix payé et le tarif réel du ticket ? Elle est assurée par des subventions publiques et des sponsors privés. Avec, toutefois, un certain plafond. Depuis sa création, l’association a conclu des accords avec environ 800 institutions culturelles publiques et privées qui s’engagent à accorder ce fameux tarif préférentiel aux personnes défavorisées.

Mais, malgré l’excellence de l’initiative, que personne ne cherche à remettre en cause, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes culturels possibles. Et l’émancipation risque parfois de faire place à la frustration. À la fois pour cause de facteurs inhérents à son système en particulier. Mais aussi à cause de dérives possibles liées à la nature même de ce type de mécanisme en général.

Les revers du ticket…

Concernant les soucis venant de l’intérieur, Article 27 est, d’abord, d’une certaine manière, dépassée par son succès. En raison de la modicité de ses ressources, elle doit, comme elle l’exprime sans détour, « trier ses pauvres ». C’est-à-dire limiter son action aux personnes en lien avec des associations conventionnées. Et donc se résigner à ne pas impliquer l’ensemble des personnes vivant avec des moyens financiers réduits. « De la même manière que le secteur de l’alphabétisation remplit pour le compte de l’état ses missions en termes d’éducation des adultes », constatait Article 27 dans une communication datant de novembre 2010, « nous effectuons une mission que l’État devrait avoir l’obligation morale, soit d’assumer directement, soit de déléguer en attribuant les moyens corrects à cette fin. Et ce n’est pas le cas ». Bref, plus il y a de monde susceptible de répondre aux critères édictés, plus complexe sera de garantir à tous de profiter des modalités pratiques offertes par Article 27.

Ensuite, certains vont même jusqu’à pointer un risque de partialité sur un plan plus large. « Cette initiative n’a pas été précédée, ni suivie, du débat de clarification nécessaire sur la place que l’on prétend octroyer à ce dispositif », observait récemment Benjamin Lalieu, militant des Équipes populaires, et permanent du collectif Solidarité contre l’exclusion-emploi et revenus pour tous. « Qu’Article 27 bénéficie heureusement de quelques fonds publics rend ce débat d’autant plus utile. Car l’idée généreuse d’ouvrir les théâtres aux plus démunis demande, en corollaire, une définition claire des bénéficiaires. Or, jusqu’ici l’ASBL a renvoyé cette question critique aux associations et institutions sociales partenaires. Qui développent chacune leur politique de diffusion des coupons, au risque de laisser s’installer un arbitraire. S’il semble clair que les minimexés devraient pouvoir en bénéficier, on comprend difficilement pourquoi les autres catégories de personnes à revenus (très) modestes seraient exclues de ce système. Chômeurs, petites pensions, travailleurs à temps partiel involontaires… jusqu’à de nombreuses familles qui, vivant d’un seul salaire, ne sont pas beaucoup mieux loties quant à l’accès à ce type de consommation… »

En outre, et plus fondamentalement, une des autres inquiétudes concerne plus directement les dérives de stigmatisation et/ou de moralisation des publics concernés par l’opération. Le danger, évidemment, serait d’opérer une distinction dans le traitement réservé aux bénéficiaires, via des guichets ou des places réservées Article 27 par exemple, et aux « autres ». Obscène et humiliant, ce genre de dérives constituerait l’aveu que l’opération ne relève pas d’une réelle volonté de promouvoir collectivement l’exercice d’un droit. Mais, au contraire, constituerait le signe que l’accès à la culture reste réservé à une certaine frange de la population, en outre suspendue à la bonne volonté compassionnelle d’acteurs décideurs. Précisons bien entendu que cette conception des choses est totalement étrangère à l’esprit du projet. Mais que le risque existe vu le nombre croissant de personnes disposant de bas revenus, et donc « candidates » potentielles aux accès culturels à tarifs très réduits…

… et les effets pervers de la solidarité

Concernant non pas Article 27 en particulier, mais les mécanismes de solidarité en général, nous pointerons deux effets pervers possibles. Tout d’abord, le succès d’une démarche comme celle-ci repose en grande partie sur l’implication active des institutions sociales partenaires, garantes de la distribution des coupons-spectacles dans un véritable souci de libre accès de tous aux manifestations proposées. Mais certains pourraient nourrir la tentation de conditionner l’obtention de ce droit à un certain nombre de contreparties arbitrairement déterminées : obligation de formation, de gestion « responsable » des allocations, de conformité à certaines normes comportementales… C’est ce type de pratiques, faisant de la soumission la condition d’obtention d’un privilège qui doit susciter le plus de vigilance. Enfin, le projet Article 27 recèle une ambiguïté propre à toutes les logiques dites de « discriminations positives ». Les associations partenaires ont-elles pour principe d’action de modifier structurellement l’organisation des rapports sociaux dans une visée d’égalité réelle des droits ? Ou se contentent-elles de mettre en place des mesures de rattrapage, exclusivement centrées sur un public en situation d’exclusion, en laissant par ailleurs les causes de cette exclusion continuer à produire leurs effets ? Même indépendamment de sa volonté, Article 27 oscille sans cesse entre ces deux états de fait. Qui résument parfaitement bien l’enjeu auquel l’association devra de plus en plus faire face. Vu que, par exemple, la récente mesure visant à exclure du chômage les allocataires sans emploi depuis plus de trois ans, exercera inévitablement ses conséquences sur l’application de ce fameux 27e article.