Espace de libertés – Février 2015

L’humanité au cœur du chaos


Entretien

L’entretien d’Olivier Bailly (1) avec Marco Sassoli

Y a-t-il des règles pour «faire la guerre»? Oui. Sont-elles respectées par tous? Et pourquoi? Marco Sassoli est directeur du département de droit international public et organisation internationale à l’Université de Genève. Il est expert en «droit de la guerre» (ou «droit international humanitaire»). Ces codes «organisent» les conflits armés non pas pour mettre fin aux hostilités, mais pour réduire au maximum l’impact humanitaire du conflit sur les civils.


Espace de Libertés: Le 11-Septembre a mis à mal le droit humanitaire international (DIH). Pour l’administration Bush, ce droit était un obstacle à la «lutte contre le terrorisme». Est-ce toujours le cas?

Marco Sassoli: Aujourd’hui, cette remise en question du DIH, tout au moins du point de vue des USA et des États occidentaux, a largement disparu. L’administration Obama a changé de terminologie et de traitement, mais elle insiste sur le fait qu’il s’agit d’un conflit armé, dans lequel elle peut traiter les «terroristes» comme des ennemis. Ils ont rebaptisé la «guerre contre le terrorisme» en «Worldwilde conflict against Taliban Al Qaeda and their associates». Donc si vous êtes associates, un missile peut vous tomber dessus pendant que vous prenez un verre dans un café et cette attaque sera considérée comme légitime.

Dans un conflit armé, il est important de ne pas qualifier d’actes terroristes ces opérations militaires parce qu’on effacerait la différence entre les actes de guerre licites et les actes interdits.

Un des problèmes est que le «terrorisme» est un concept à géométrie variable…

Les efforts pour définir le terrorisme n’ont pas abouti à une définition au niveau universel. Deux positions extrêmes et antagonistes semblent inconciliables. D’une part, l’Occident voudrait inclure sous l’appellation «actes terroristes» les actes violents contre l’État et ses représentants. Or, tuer des soldats ou attaquer des objectifs militaires n’est pas interdit par le DIH. Dans un conflit armé, il est important de ne pas qualifier d’actes terroristes ces opérations militaires parce qu’on effacerait la différence entre les actes de guerre licites et les actes interdits. D’autre part, les États arabes, souvent soutenus par l’Union africaine et les pétromonarchies veulent exclure du «terrorisme» les actes commis dans une guerre de libération nationale ou de résistance face à l’occupant. C’est impensable. Si certaines causes devaient exclure par définition tout acte comme relevant du terrorisme pour le DIH, cela reviendrait à dire que si votre cause est suffisamment juste, comme l’estimait M. Bush, vous pouvez alors faire n’importe quoi. Par exemple, les rares fois où le Hamas attaque des soldats israéliens, Israël qualifie ces actes d’attaques terroristes. Mais si lancer une frappe sur un jardin d’enfants ou une base militaire relève de la même qualification, si tout acte est par essence terroriste; à quoi bon faire de différences pour le Hamas? Je ne suis toutefois pas capable d’évaluer dans quelle mesure ces rhétoriques ont un véritable impact sur les stratégies militaires des groupes armés non étatiques. Mais une chose est sûre: exclure les gens de l’ordre juridique amène des groupes à se comporter encore plus mal et à violer le DIH.

Un viol qui n’est pas l’apanage des groupes rebelles…

De nombreuses voix se sont élevées pour critiquer l’usage de drones par les USA au Pakistan. À ce jour, je n’ai pas encore lu une seule critique des mêmes pratiques contre l’EI. Pourquoi? Quand un méchant est suffisamment méchant, on peut faire n’importe quoi? J’ai l’impression que ces derniers mois, il y a une résurgence de la logique du bien et du mal qui estompe la norme, un consensus des biens pensants estimant la Bête tellement dangereuse qu’il n’est pas bien venu de critiquer les rares qui la combattent.

Le DIH serait avant tout un droit d’État, alors qu’un groupe combattant sera toujours illégal?

Selon moi, on ne peut pas empêcher un État de punir pour meurtre celui qui tue ses soldats. C’est la différence entre CANI (conflit armé non international) et CAI (conflit armé international) et inhérent au concept westphalien de l’État ayant le monopole de la violence légitime. En Somalie, la perte du monopole de l’usage de la force légitime de l’État n’est pas favorable aux civils. Si vous regardez en Europe, la Suisse, l’Allemagne, la France et l’Autriche sont parsemés de beaux châteaux féodaux qui se faisaient la guerre entre eux –et ce sont les civils qui en ont souffert. La création de l’État moderne a aussi un effet positif pour les civils. Cela dit, vous avez raison sur le fait que dans la plupart des CANI, ce monopole diminue l’incitation des groupes armés à respecter le DIH.

Comment former des groupes armés au DIH?

C’est une ligne délicate qui n’existe pas avec les forces armées étatiques, de fait. Quand je vais à Paris pour discuter des conditions d’interventions de l’armée française au Mali, je n’ai pas besoin de rappeler l’interdit, j’explique comment atteindre l’objectif militaire tout en respectant le DIH. C’est plus délicat avec un groupe armé non étatique. Concrètement, ses membres me disent, par exemple: «Dans la région que nous contrôlons, il y a un collabo.» D’un point de vue du DIH, l’exécuter n’est pas admissible car il n’y a pas de participation directe aux hostilités. On n’avance cependant pas avec le conseil d’aimer son prochain. Ils doivent pouvoir mettre fin à l’activité du collabo en question. En tant que professeur, je peux les inviter à faire en sorte que la personne quitte la région, mais c’est délicat à dire, car n’est-ce pas un soutien aux activités d’un groupe terroriste?

Quelles sont vos impressions suite à la récente réunion de 40 groupes armés à Genève (2)?

L’atmosphère était assez similaire à des réunions étatiques, avec de la propagande et des groupes qui parlent surtout de… l’Autre, le gouvernement. Il y eut cependant des discussions très sérieuses sur des problèmes pratiques: les mines antipersonnel, les violences sexuelles et les enfants soldats (3). Cette question est la plus compliquée parce que la conception du mot même par les associations de défense des droits de l’enfant est très large. En impliquant ces groupes dans la discussion, ils s’approprient le DIH.

Pourquoi ces groupes en viennent-ils à respecter le DIH?

Tout d’abord pour l’idéologie ou la religion; ils admettent qu’ils trahissent leurs idéaux s’ils attaquent des civils. Ensuite, ils cherchent à obtenir une légitimité. Il y a une différence entre le crime et la guerre. Celle-ci est réglementée, ce qui n’est pas le cas du crime: il faut simplement ne pas en commettre. De plus, ils ont l’espoir d’une certaine aura internationale. Il y a également des intérêts très pratiques pour ces groupes qui doivent vivre avec la population civile et donc ont besoin de leur soutien. Ceci dit, ce n’est pas le cas des groupes «prédateurs». Enfin, beaucoup de ces groupes ont une diaspora qui soutient leur cause mais qui peut être embarrassée quand «leurs» militaires posent des actes inacceptables. Dès lors, cette diaspora exerce une certaine pression sur ces groupes pour mettre fin aux actes inadmissibles. La combinaison de ces facteurs font que ces groupes voient un intérêt à participer à ces discussions, à s’engager à respecter des règles. Dont celles du DIH.

 


(1) Cet entretien s’inscrit dans un travail journalistique plus vaste sur le DIH soutenu par le Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

(2) Une trentaine de groupes rebelles se sont réunis à Genève et ont signé une déclaration commune veillant à une meilleure prise en compte du DIH: Declaration of the Third Meeting of Signatories to Geneva Call’s Deeds of Commitment, Genève, 20 novembre 2014.

(3) Les thématiques de l’Appel de Genève.