N’est-il pas surprenant, si l’on y réfléchit un instant, qu’on puisse se poser la question de savoir si la culture et l’enseignement sont, oui ou non, indissociables? Est-il, en effet, bien raisonnable d’envisager comme vraie l’hypothèse selon laquelle la culture peut être dissociée de l’enseignement et un enseignement séparé de la culture peut éduquer?
Que seraient une éducation et un enseignement qui ne seraient pas formation culturelle, comment pourrait-on former un individu cultivé sans le mettre en contact avec la culture?
L’enseignement n’est-il pas toujours, à la fois, une introduction, une initiation, une voie d’accès, à la culture, et en même temps, un bain de culture? Comment pourrait-il en être autrement? Que seraient une éducation et un enseignement qui ne seraient pas formation culturelle, comment pourrait-on former un individu cultivé sans le mettre en contact avec la culture?
La culture comme «Bildung»
Dans l’esprit des Lumières, la culture –celle de l’honnête homme–, à laquelle on accède par l’éducation, est intrinsèquement liée à l’idée d’émancipation. Le fait de se cultiver, et ainsi d’échapper au piège de l’obscurantisme, est en lui-même émancipateur. La culture de l’honnête homme est désignée en allemand par le mot Bildung dont il n’existe pas d’équivalent en français. Celui-ci inclut l’idée de la formation et de la culture de l’individu. La notion est intimement liée au roman d’éducation, le récit de l’expérience de l‘individu qui se conquiert lui-même et atteint à l’autonomie par l’acquisition de sa culture personnelle. En imaginant l’enseignement dissocié de la culture, voudrait-on dire qu’à l’école, on ne met plus en contact les individus avec la culture, au sens de la Bildung, et que la culture apprise à l’école n’est plus émancipatrice, qu’elle n’autonomise plus les individus, par la voie qui était celle des Lumières: l’instruction?
L’émancipation individuelle et collective
D’abord juridique, l’émancipation est, par extension, l’action d’affranchir (ou de s’affranchir), c’est-à-dire de libérer d’une autorité, de servitudes, de préjugés qui empêchent d’exercer le gouvernement autonome de la/sa vie. L’idée d’échapper à la sujétion signifie aussi que l’émancipation est le résultat d’un processus: la liberté est toujours à conquérir. Pour les Lumières, cette conquête passe par l’éducation des individus, pas seulement d’une élite, mais de tous, c’est-à-dire du peuple en général. Car qu’est-ce qu’être émancipé et libre au milieu d’une foule ignorante et esclave?
L’émancipation concerne ainsi autant les individus que les groupes. Parmi ceux-ci, il y a ce qu’on appelle en sociologie des «minorités». Il faut entendre par là une collectivité de religion, de langue, de culture ou liée à l’origine qui se caractérise par un vouloir-vivre collectif, qui vit au sein de la population majoritaire d’un État et qui, à cause de ses affinités propres et de mécanismes d’exclusion, se trouve ou est éloignée de la population majoritaire. Pour les membres de ces groupes particuliers, l’émancipation aura pour objet de se libérer d’une double sujétion: celle qui résulte du fonctionnement de la société globale et qui pèse sur leur groupe d’appartenance; celle qui résulte du fonctionnement de la minorité elle-même. En fait, peu ou prou, nous avons tous à nous libérer de cette double sujétion. Pour atteindre le gouvernement autonome de notre personne, nous devons en effet tous trouver la bonne distance avec notre milieu d’origine et la société.
«Kultur» et civilisation
Pragmatiquement, cette conquête de soi fait l’objet d’une véritable transaction avec notre environnement social et met en tension notre aspiration à l’autonomie et notre besoin d’intégration sociale. Elle constitue un véritable enjeu culturel, qui invoque d’autres dimensions de la culture que celles évoquées par la notion de Bildung: il s’agit plutôt, ici, de celles de la Kultur, c’est-à-dire de la culture en tant que civilisation, avec ses mœurs, ses coutumes, ses valeurs, ses systèmes de croyances, etc. Il s’agit aussi, en regard du caractère communautaire (Gemeinschaft) de la culture, de sa dimension politique et citoyenne, c’est-à-dire, la culture juridique qui énonce des droits et des interdictions propres à la société (Geselschaft) démocratique.
Voudrait-on dire, ce faisant, en imaginant la culture dissociée de l’enseignement, que l’école ne favoriserait pas l’émancipation des individus à cause de la crainte dans laquelle elle pourrait se trouver de confronter les étudiants aux traditions culturelles et à la culture du droit des sociétés démocratiques, afin que s’opère la transaction nécessaire entre ce que je suis par héritage et ce que je veux devenir par choix, entre ce que je suis en tant que personne privée et en tant qu’acteur de la société, citoyen?
La culture industrielle et institutionnalisée
Mais peut-être s’agit-il encore de tout autre chose. Peut-être veut-on stigmatiser, en imaginant l’école séparée de la culture, le fait que la culture adolescente, c’est-à-dire la culture industrielle de masse, ou sa contrepartie alternative, soit refoulée hors de l’école? Ou encore, a-t-on à l’esprit les institutions et les protagonistes de la «grande culture» (la culture officielle, aurait-on dit dans une dictature) –théâtres, opéras, musées, expositions internationales, édition– que l’on ne trouve pas assez présents dans la vie scolaire?
Mais, demandera-t-on, ces aspects de la culture, fortement marqués par la dimension économique et commerciale, sont-ils véritablement émancipateurs, et à ce titre, ont-ils légitimement leur place à l’école? Ou doivent-ils davantage rester en marge de la vie scolaire, dans le domaine des loisirs, où ils retrouvent pleinement leur rôle émancipateur, à titre d’enrichissement personnel, de détente ou d’ouverture au monde et à la diversité des expressions?
À ces formes de culture, appartient l’art provocateur des dessinateurs qui pratiquent le dessin d’humour. L’actualité récente nous a montré combien émancipateur peut être le recours à l’image, qui, par son caractère provoquant, dérangeant, oblige à penser, à réagir, à se positionner. Mais cette même actualité nous a montré, sous les balles des assassins, que ces mêmes images, si elles ne sont pas lisibles à ceux-là mêmes qui les regardent, cessent de donner à penser et d’émanciper. C’est pourquoi l’image –et plus généralement, la culture de masse– doit également trouver sa place à l’école pour que, apprenant à être lue, elle puisse, à son tour également, jouer son rôle émancipateur.