«Résistons!» C’est par ce mot que se termine le dernier édito du merveilleux et regretté Yanic Samzun, dans le numéro d’hiver 2014 d’»Agir par la culture» consacré au capitalisme.
Le thème est partout. L’idéologie néo-libérale nous subjugue. Une finance devenue folle et incontrôlable nous entraîne inéluctablement vers le gouffre. Les États de plus en plus impuissants sont soumis aux marchés. Et nous-mêmes, vampirisés par la télévision, la publicité et la surconsommation, nous préparons, inconscients, les catastrophes économiques, sociales, culturelles et écologiques de demain. Face à ce déferlement, une seule solution: la résistance.
C’est la digue qui résiste mais c’est la vague qui change le monde.
La nostalgie de la Résistance
Donner aux luttes d’aujourd’hui le nom de résistance, c’est évidemment prendre pour référence la Résistance au nazisme durant WWII. C’est établir une analogie abusive entre notre situation et celle d’hier. Analyse qui nous vient en ligne droite de la propagande stalinienne pour qui le fascisme et le nazisme étaient les véritables visages de la société capitaliste. Et si le nazisme est la vraie nature du capitalisme, alors la démocratie n’est qu’un «nazisme soft». Hitler, en réalité, aurait gagné la guerre et la mondialisation s’apparenterait à une immense invasion fasciste à laquelle il faudrait en effet résister. Or le nazisme a perdu et c’est précisément parce que notre monde est largement issu de la victoire sur le nazisme, qu’il est désormais politiquement, économiquement et culturellement aux antipodes de l’Europe fasciste des années noires.
Politiquement, car en 1940, toute l’Europe était dominée par les dictatures fascistes à l’exception de la Suisse et de la Grande-Bretagne. Alors qu’aujourd’hui, l’Europe est tout entière démocratique. Les dernières dictatures fascistes sont tombées dans les années 70. L’Europe centrale a retrouvé la liberté après la chute du mur, il y a 25 ans. L’Europe orientale est en pleine effervescence démocratique.
Économiquement, car le libéralisme, en particulier dans ses formes actuelles, néo et hyper, c’est, au sein du mode de production capitaliste, le contraire même des économies dirigées par des États totalitaires aux pouvoirs d’intervention et de régulation illimités.
Culturellement enfin, car le fascisme, c’était la censure totale. Et la Résistance ce n’était pas, comme aujourd’hui, oser tenir, dans une émission grand public, quelques propos «politiquement incorrects» contre «la pensée unique». C’était risquer sa vie pour le moindre mot d’opposition, pour la moindre vérité. Non seulement pour écrire mais même pour lire, ou simplement pour détenir, dans sa bibliothèque, un livre interdit. Écouter une radio étrangère, c’était risquer l’arrestation, la prison, la torture, la mort. C’était l’obligation absolue de la clandestinité. Nous vivons au contraire sous le règne bienveillant d’une totale liberté d’expression. La censure est quasi inexistante et violemment contestée dès qu’elle pointe le bout de ses ciseaux. On peut débattre, et on débat effectivement, de tout. Des artistes et des intellectuels contestent, protestent, critiquent, dénoncent à juste titre les inégalités, les injustices, les violences. Leurs œuvres s’inscrivent dans le processus démocratique de nos sociétés; elles relèvent de la pratique normale du débat public et ne sont donc en rien des œuvres de résistance, quelle que soit la radicalité de leur opposition.
La révolution continue
Le succès actuel de la résistance est aussi le signe d’autre chose. À la racine du mot, le verbe latin stare rappelle la valeur première de la résistance: se tenir debout. Comme «sub-sister», résister veut dire tenir bon, durer, rester en vie mais implique en plus de s’arc-bouter, de ne pas céder à une force qui voudrait nous humilier, nous diminuer. Le mot est positif parce que se tenir debout relève de ce qui nous fait hommes. Mais il implique aussi une douloureuse immobilité. Le résistant est debout pour empêcher l’ennemi de passer. Il lui fait obstacle. Mais arrêter l’autre, c’est aussi s’arrêter. Ne pas bouger quoi qu’il arrive. La position du résistant est «statique». C’est la digue qui résiste mais c’est la vague qui change le monde. Les chantres de la résistance semblent avoir renoncé à être la vague. Le mot résistance masque un autre mot, un mot qu’on n’entend plus, le mot»révolution».
C’était pourtant le mot scandé par les jeunesses du monde entier en 1968: la révolution. Une révolution qui ne prit pas le pouvoir politique. Mais qui a transformé la société de fond en comble. Qui a changé la place de l’individu dans la collectivité. Qui a proclamé l’égalité des hommes et des femmes et changé la structure familiale, dépénalisé l’avortement et l’euthanasie. Qui a fait de la jeunesse une valeur. Qui a inspiré le développement de l’économie numérique: communication, consommation, robotisation. Qui a encouragé le développement des pays décolonisés. Qui a boosté la construction européenne et son marché unique. Qui s’est battue contre l’autoritarisme à l’école, dans l’entreprise, dans l’hôpital. Qui a inventé mille luttes nouvelles, multiplié les droits, réinventé l’environnement. Qui a imposé les droits de l’homme comme seul fondement politique légitime. Et le devoir d’ingérence contre l’éternel «Circulez, y’a rien à voir». Qui a interdit d’interdire et proclamé le droit au plaisir: sous les pavés, la plage!
Cette révolution n’est pas terminée. Elle gagne aujourd’hui le monde entier. Et la culture reste, partout, le lieu même de son émergence. Rythmée par le rock, le folk, le jazz, la soul, la world, le rap. Propagée par les radios, les télévisions, les magazines, le net, les portables. Hier, les femmes ont gagné la littérature et les gays ont bouleversé le paysage: mode, musique, littérature, journalisme, cinéma. Aujourd’hui, tandis que la mondialisation bouscule les protectionnismes, les femmes du monde, les paysans sans terre et les ouvriers des zones franches réclament leurs droits tandis que, par centaines, surgissent les écrivains et les cinéastes d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine. Le dernier des grands manifestes littéraires s’institule Pour une littérature-monde (1).
Les identités malheureuses résistent encore. Mais elles n’arrêteront pas la vague de la mondialité, révolution pleine de promesses.
(1) Michel Le Bris et Jean Rouaud (dir.), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007, 344 p.