Espace de libertés – Février 2015

Vers une culture de l’émancipation


Dossier

Non seulement la culture ne conduit pas nécessairement (c’est à dire en soi et par essence) à l’émancipation de l’être humain mais plus encore –et pour autant que nous puissions en juger par les traces qui nous en restent–, la majorité des cultures produites par l’humanité vise principalement à assujettir les êtres humains plutôt qu’à les émanciper.


Sur le plan des politiques culturelles, il est tout à fait problématique de soutenir que la culture conduit nécessairement (par nature) au bien, au juste, à la tolérance, à la cohésion sociale et à l’émancipation des êtres humains. Ce sont des sophismes; de telles certitudes sont bien pensantes, elles nous aveuglent et nous empêchent de comprendre les enjeux du travail culturel au sein de la société présente; et plus particulièrement encore, elles nous empêchent d’identifier les conditions particulières et spécifiques dans lesquelles la société peut envisager de telles finalités culturelles.

La culture de l’émancipation: récente et minoritaire

Ainsi le machisme est une culture, le racisme est une culture, le nucléaire est une culture, la rentabilité économique est une culture, l’impérialisme est une culture, les technologies sont des cultures, etc. Dans leurs fondements principaux, ces cultures instaurent la soumission des habitants de la planète et elles contribuent à l’établissement de systèmes de domination qui permettent globalement à certains de tirer profit et de jouir de l’assujettissement d’autrui. La production d’une culture qui vise universellement à l’émancipation des êtres humains est récente; si elle nous vient du bouillonnement philosophique du «siècle des Lumières» (1650-1750), elle n’apparaît explicitement qu’après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui encore, seule une part –que je me représente comme minoritaire– de la production culturelle de l’humanité vise un objectif aussi édifiant: « Toute personne, en tant que membre de la société, a le droit à la sécurité sociale; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité […] » (1); formulation qui n’est pas sans évoquer les principes originels pour fonder une politique universelle de l’émancipation de l’être humain.

Le machisme est une culture

Un exemple: le machisme est une culture plusieurs fois millénaire et très largement répandue aux quatre coins de la planète; elle traduit un choix de société; que cela nous plaise ou non, ce choix est raisonné, savamment documenté et minutieusement construit. Il organise les rapports de pouvoirs: du point de vue de ses adeptes, la culture du machisme consiste à reconnaître comme «juste» et «naturel» de soumettre les femmes et les jeunes hommes à la domination des êtres humains mâles adultes.

Le machisme n’est pas une «non-culture» ou une culture «non cultivée»; tout au contraire, il a constitué un paradigme éthique (l’usage culturel commun) très complexe qui a structuré les représentations culturelles, morales, économiques et sociales de plus d’une centaine de générations; il a servi à instituer l’exercice de la souveraineté, de la légitimité, de la responsabilité et de la justice dans les sociétés qui l’avaient assimilé; la justification du machisme est inscrite profondément dans les réflexes culturels des populations –et même probablement, après une si longue pratique (et sur base des résultats les plus récents de la recherche en sciences biologiques), devrions-nous reconnaître que cette culture du machisme est inscrite, de manière organique, dans les gènes de ces populations; de génération en génération, il se reproduit et il est (re)suscité par les mythes qui hantent leurs imaginaires, par les grands récits qui fondent ce qui a de la valeur au sein de la société; le machisme a été un présupposé à tous les raisonnements de la délibération politique, un prérequis de l’activité judiciaire et l’une des structures culturelles ordinaires du droit de leurs cités. Ainsi, de mon point de vue, celle ou celui qui s’intéresse au travail de la culture aurait intérêt à reconnaître que la culture du machisme a été l’un des fondements les plus solides de l’établissement de civilisations plusieurs fois millénaires de par le monde; parce que c’est au départ d’une telle reconnaissance qu’il devient possible de poser la possibilité de changer la culture du choix pour une société plus égalitaire.

C’est pourquoi le passage d’un ordre culturel machiste à un ordre culturel construit sur l’égalité des hommes et des femmes n’est pas un mouvement qui consiste à quitter un état de «non-culture» (le machisme) pour entrer dans un état de «culture» cultivée (l’égalité homme/femme); car, comme on le voit bien dans cet exemple, c’est un mouvement culturel de fond, qui postule un nouveau choix de société. Et je prends cet exemple, notamment parce que cette égalité entre l’homme et la femme est, à mes yeux, la condition première d’une culture de l’émancipation des êtres humains.

Rendre lisibles les choix culturels de société

Il me paraît donc inexact de soutenir que ce changement de paradigme consiste à permettre l’accès des populations à une culture dont elles auraient été précédemment privées. Le problème m’apparaît radicalement autre: il ne s’agit pas tant de palier un «manque de culture» que de transfigurer les contenus les plus structurants des cultures et d’inaugurer une manière nouvelle de vivre pour soi et de vivre ensemble. Dès lors, les objectifs et les moyens d’une telle politique devront nécessairement prendre ces réalités en compte; y compris les résistances culturelles à ce changement de paradigme.

Sur un plan méthodologique, ces deux attitudes, qui consistent à ne pas reconnaître le machisme comme «culture cultivée» et à soutenir que la culture vise «naturellement» à l’émancipation des êtres humains posent des problèmes et handicapent la pensée. De telles formulations ne nous aident pas à rendre visibles les choix culturels qui fondent les représentations profondes, l’organisation et le fonctionnement de la société. Si, après plusieurs millénaires de machisme et comme un certain nombre d’entre nous s’y emploient, nous voulions construire un monde où les femmes et les hommes deviendraient égaux, cela constituerait un changement fondamental d’éthique (usage culturel commun). Une telle ambition nécessiterait une métamorphose essentielle de la culture de la société, un travail culturel intense et soutenu, mené avec constance et détermination tout au long de plusieurs générations, pour transformer les grandes narrations et la littérature de référence, réformer les lois, inventer et valider de nouveaux usages collectifs, transformer les réflexes individuels et les pratiques, modifier la culture des gènes, etc. et aussi légitimer et relégitimer ces métamorphoses, nommer les difficultés que ces changements entraînent inévitablement, évaluer, dépasser…

Quelles conditions pour une culture de l’émancipation?

Or, si donc –et comme nous venons de le voir– la culture ne conduit pas nécessairement à l’émancipation de l’être humain; il reste qu’elle peut y contribuer sous certaines conditions. C’est bien la réflexion sur l’identification et l’énonciation de ces conditions qui constitue les bases les plus fondamentales du travail de l’action culturelle et de l’élaboration des politiques culturelles.

Si nous voulions structurer la maison-monde par une culture majoritaire de l’émancipation des êtres humains, de tous les êtres humains, cela signifierait que nous voudrions transformer en profondeur la situation actuelle: réformer les institutions et les pratiques actuelles de la maison-monde, son économie et les relations qu’elle génère entre les êtres humains. Vouloir que la culture minoritaire de l’émancipation devienne une culture majoritaire et planétaire demande un plan de politique culturelle mondiale. Il s’agit bien de transformer, dans leurs fondements, les conditions de l’exercice de la culture, c’est-à-dire de réformer et reformuler les analyses, les diagnostics, les instances, les organisations, les postures, les procédures et les modes opératoires, les finalités, les garanties, les législations et le calendrier de la société présente. Et cette orientation nouvelle devrait être maintenue pendant plusieurs générations pour qu’un effet durable s’installe dans les structures les plus essentielles de la culture des populations. Dans une telle perspective, il nous appartiendrait, par exemple, de reprendre à nouveaux frais ce qu’il y aurait lieu d’entendre par la culture de la liberté, par celle du développement, de la démocratie, de l’enseignement, des institutions, etc.

Même si, sur un plan minoritaire, des avancées non négligeables sont engrangées par un certain nombre d’opérateurs culturels subventionnés, sur un plan majoritaire mondial, il me semble que nous sommes encore bien loin du début de la pensée d’un tel chantier et a contrario, il m’apparaît clairement que toute l’économie de la maison-monde y contrevient structurellement car elle vise, de manière dogmatique, l’assujettissement de la plus grande part des individus à l’enrichissement de quelques familles. Mais comme «il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre»: avançons!

 


(1) Article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948.