Espace de libertés – Juin 2017

« Daesh fonctionne comme un nuage radioactif qui se balade à travers le monde »


Grand entretien

Un entretien avec Rachid Benzine

Dans son dernier roman Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir?, l’islamologue et chercheur français Rachid Benzine raconte les échanges épistolaires entre un père intellectuel musulman et sa fille, partie rejoindre en Irak l’homme épousé secrètement: un lieutenant de Daesh. Un roman qui pose des questions essentielles sur les raisons profondes qui poussent les jeunes à rejoindre l’État islamique.

Espace de Libertés: Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il arrive à Nour, ce qui lui traverse l’esprit dans son épopée vers Fallouja?

Rachid Benzine: Nour est une jeune fille de 20 ans, étudiante en philosophie et sciences religieuses. Son père est un brillant universitaire qui lui a enseigné tous les rudiments de la raison critique et de l’argumentation. Mais un jour il reçoit une lettre de Nour, partie en Irak. S’ensuit un échange épistolaire de quatorze lettres entre le père et la fille où sont relatés les arguments de chacun. Mais on y constate surtout un amour mutuel assez incroyable. Et c’est parce qu’il y a cet amour entre ces deux êtres que l’on peut écouter ce que l’un et l’autre sont en train de nous dire.

Mais cet amour n’a pas empêché Nour d’aller risquer sa vie?

En effet. Elle part, dit-elle, pour une noble cause, pour aider, parce qu’elle veut participer à une révolution politique et théologique, à l’avènement d’un nouveau monde. Et aujourd’hui, l’avènement de ce monde, il lui est proposé par Daesh. Ensuite, Nour est confrontée à la réalité de terrain. Elle va constater la différence entre l’idéal, de soi, de son récit, d’un nouveau monde meilleur, et la réalité, qui est aussi celle de la violence.

Cela signifie-t-il que les jeunes n’ont pas forcément soif de radicalisme, mais de radicalité?

Lorsqu’on est jeune, on a envie de changer le monde, de participer à une révolution. Et la question que l’on peut se poser c’est: qu’est-ce que nos sociétés ont à proposer à nos jeunes, mis à part deux points de croissance et deux degrés en termes de réchauffement climatique? Cela signifie que nous manquons d’espoir, d’idéal et que Daesh nous renvoie en miroir ces manquements. C’est cela qu’il faut pouvoir entendre! Au vu du nombre de jeunes du monde entier qui sont attirés par l’idéologie de Daesh, nous devons nous interroger sur ce qui ne va pas dans nos sociétés. Pourquoi un certain nombre de nos jeunes qui ont grandi ici partent sur un terrain de combat, au risque de perdre leur vie? Pourquoi reviennent-ils dans les pays qui les ont vus grandir pour retourner la violence contre la société qui les a vus naître? Cela signifie que quelque part nous avons échoué collectivement. Nous devons écouter leurs arguments et y répondre. Essayer de comprendre cette révolte. Est-ce qu’elle va se tourner vers la vie, vers les autres? Ou est-ce une révolte de mort où l’on va assigner l’autre comme étant l’altérité radicale, le mal absolu ? À partir du moment où vous créez « du nous et du eux », la question de la violence symbolique et physique n’est jamais loin.

Pensez-vous qu’aujourd’hui la société a fait du chemin et que l’on essaie de regagner le temps perdu?

Il est très difficile de regagner le temps perdu! Tout d’abord il faut accepter qu’on ait perdu du temps, que nous ayons manqué un certain nombre de choses et que la question de la barbarité ne vienne pas forcément de l’autre. Il y a aussi de la monstruosité en nous. Nos sociétés développent également de la haine et du ressentiment. Et tant que nous ne sommes pas capables d’effectuer cette autocritique nécessaire, nous continuerons à regarder ces jeunes qui partent, comme des désaxés, socialement, psychologiquement, voire économiquement. On peut les traiter de fous et de barbares, mais nous devons surtout nous poser les véritables questions. Car ce n’est pas en les disqualifiant que l’on va mieux dormir!

Une partie de la solution passe-t-elle par le politique? A-t-il pris suffisamment la mesure de l’ampleur du problème?

Je pense que le politique n’a pas encore suffisamment mesuré l’ampleur du malaise d’une grande partie de notre jeunesse. Quelle place allons-nous offrir à notre jeunesse en sachant qu’une bonne partie d’entre elle vivra moins bien que ses parents? Lorsque vous êtes parent, vous imaginez que votre enfant aura une meilleure vie que la vôtre. Aujourd’hui rien n’est sûr! Nous vivons une époque d’incertitude, de retournement dans l’histoire. Il faut à la fois que le politique puisse envisager et imaginer de nouvelles solutions, mais il faut aussi que la société civile puisse se mobiliser parce que le politique ne pourra pas tout faire. Et il faut aussi tenir compte du religieux et de la manière dont il énonce un certain nombre de normes. À partir du moment où vous commencez à distinguer les croyants des mécréants, automatiquement vous créez de la séparation dans l’espace public. Lorsque les gens ne se définissent que par leur nationalité, leur nationalisme ou leur identité, ils réduisent leur humanité à des étiquettes.

Est-ce le seul enjeu?

Chez ces jeunes qui partent rejoindre Daesh, un autre enjeu est celui du rêve de pureté, qui peut aller jusqu’à la purification. La violence devient alors un acte moral, en vue de l’instauration du nouvel ordre mondial. D’autant plus qu’à la fin de tout cela, se trouve le rêve du salut. C’est pourquoi, faute de donner un sens à leur vie, certains vont chercher à donner un sens à leur mort. À ce sujet, l’abbé Pierre disait qu’ »une civilisation se mesure à la qualité des objets de colère qu’elle est capable de proposer à sa jeunesse ». La société civile doit être en mesure de proposer quelque chose pour que ces jeunes restent ici. On aura beau détruire le territoire physique de Daesh, le plus difficile sera de détruire le territoire des esprits. Daesh fonctionne comme un nuage radioactif qui se balade à travers l’Europe et à travers le monde. Il peut être activé n’importe quand et déstabiliser nos sociétés. Cela passe par la manière dont les gens se perçoivent, la stigmatisation, la façon dont on somme des gens qui ont grandi ici de se désolidariser d’un certain nombre d’actes. Cela signifie que les discours politiques, religieux et médiatiques ont aussi leur part de responsabilité.

Cela fait énormément de responsabilités qui doivent se mettre en mouvement pour essayer de casser cette spirale infernale, vous y croyez vraiment ?

J’y crois, l’on n’a pas d’autres choix ! Aujourd’hui, les gens reçoivent tel­le­ment d’informations qu’il y a une espèce de saturation du sens. Cela devient difficile de hiérarchiser les informations. Il y a un travail critique à faire et nous devons apprendre à nos jeunes à prendre de la distance vis-à-vis des discours qu’ils entendent. Cela fait partie de la citoyenneté d’être capable d’analyser, de chercher, vérifier et de recouper des informations. Face à un monde globalisé, nous avons besoin de gens qui soient de plus en plus responsabilisés. Lorsque l’on écoute les discours, l’on a cependant l’impression que tout le monde veut être victime, personne n’a envie d’être responsable ! Le statut de victime ne doit pas devenir un statut éternel. À partir du moment où l’on reconnaît qu’il y a des discriminations, des blessures, des injustices, etc., la question consiste à faire en sorte que la personne n’en reste pas là. Sinon vous allez obtenir ce que le philosophe René Girard appelle « la rivalité mimétique », c’est-à-dire une concurrence victimaire et des mémoires. Lorsque vous faites face à une dérive paranoïaque ou une idéologie meurtrière, qui est à la fois théologique et politique, ce n’est pas en allant sur le plan de la religion montrer une meilleure vision de l’islam, pacifiste ou sympa, que vous allez sortir de là ! Le risque étant que chacun conserve sa vision de l’islam. Face à une idéologie violente, le politique doit faire son travail, notamment au niveau social, mais il faut surtout déconstruire les représentations des uns et des autres.