Endosser l’étiquette de féministe suscite encore et toujours des réserves. Au Nord, il est perçu comme dépassé ou excessif. Au Sud, il apparaît comme paternaliste et occidentalocentré. Au placard, le féminisme? Certainement pas! Coup de projecteur sur les apports, encore trop occultés, des penseuses et militantes du Sud en faveur de l’égalité.
« Nulle part au monde, les femmes ne bénéficient d’une égalité totale avec les hommes. » Cette affirmation de Bertha Lutz, féministe brésilienne et signataire de la Charte de l’Organisation des Nations unies, prononcée en 1945, n’a pas pris une ride et justifie la poursuite d’un combat donné en héritage. En Afrique, en Amérique latine ou en Asie, les femmes se sont approprié de longue date cette lutte en refusant de se conformer aux prescriptions masculines autant qu’aux injonctions occidentales. Les femmes du Sud et les descendantes d’immigrées dans le Nord, ont en effet bousculé le mouvement en liant le « refus de la domination par un pouvoir (néo)colonial extérieur à celui de la domination par un pouvoir patriarcal intérieur« , comme l’explicite bien Nawal El Saadawi, écrivaine et activiste égyptienne.
En Afrique, en Amérique latine ou en Asie, les femmes se sont approprié de longue date cette lutte en refusant de se conformer aux prescriptions masculines autant qu’aux injonctions occidentales.
Un féminisme « intersectionnel »
Les féministes des pays du Sud ont d’abord insisté sur l’imbrication des rapports de pouvoir. Une femme indigène de la campagne du Guatemala, une femme dalit des faubourgs de New Delhi, une femme « racisée » (1) des quartiers populaires de Bruxelles, une lesbienne d’ici ou d’ailleurs, se retrouvent à l’intersection de différents rapports de pouvoir: sur base de la classe, de la race, du sexe, de la sexualité, etc., qui font qu’elles ne sont pas dominées de manière identique.
L’articulation insidieuse qui existe entre sexisme et racisme, se reflète notamment dans la manière de considérer les violences envers les femmes. En Europe ou aux États-Unis, celles-ci sont appréhendées globalement comme un fait social étudié rationnellement, données et statistiques à l’appui. En revanche, dans d’autres lieux – en Inde, au Mexique, dans le monde arabe –, les violences sexistes sont perçues, depuis l’Occident, comme inhérentes à la culture de leurs auteurs. L’explication sociologique est oubliée et l’interprétation culturaliste prend le dessus. Il est alors fait référence au sexisme des « autres » en opposition aux valeurs inébranlables d’égalité et de respect dont l’homme blanc serait le garant.
Les féministes critiques du Sud s’attachent à faire ressortir les différences existantes entre les femmes, prenant en compte les identités multiples qui se croisent et qui sont à l’origine de la stigmatisation des individus, ainsi que des rapports de force qui travaillent les sociétés. À partir de leurs « territoires et de leurs corps », de leurs priorités et selon leur capacité d’action, elles se sont inscrites dans une perspective de transformation ou d’adaptation de leurs réalités sociales et familiales.
Un féminisme « ancré » et contextualisé
Le second apport des mouvements des femmes du Sud est d’avoir insisté sur le caractère ancré de leurs luttes et d’avoir relevé les complexités socio-historiques qui les entourent. La femme musulmane, par exemple, est plus que jamais fantasmée dans nos sociétés. Les affaires à rebondissement sur le voile depuis vingt ans, et la saga du burkini de l’été dernier, ont drainé un flot sans retenue de discours sexistes et paternalistes où se mêlent racisme et phobie délirante de l’islam. Dans ce contexte d’affolement, la religion serait à l’origine de tous les maux, cause du sous-développement, de l’archaïsme et du retard des sociétés. Cette lecture essentialiste des femmes musulmanes gomme les réalités sociopolitiques et historiques qui influent sur les rapports de genre et finit par les réduire à ce qu’elles ne sont pas. À force de se concentrer sur la misogynie des religions, on en oublierait que « les » mondes musulmans constituent un ensemble de pays qui s’étendent sur plusieurs continents, avec des langues et des cultures différentes. Et qu’ils sont profondément marqués par des facteurs historiques et socioéconomiques qui agissent de manière déterminante sur le statut des femmes.
Ne nous libérez pas, on s’en charge!
Enfin, les femmes du Sud critiquent aussi le féminisme « dominant », centré sur les besoins et les expériences des femmes occidentales. Elles rejettent une vision paternaliste et misérabiliste qui les présentent comme des victimes passives, enfermées dans l’ignorance et la tradition, et devant de ce fait être secourues au nom de valeurs égalitaires et des droits humains. Elles affirment leur volonté d’être parties prenantes dans l’élaboration de la pensée et des luttes féministes. Dans cet esprit, elles luttent contre des structures de pouvoir productrices d’inégalités comme le (néo)colonialisme – ou d’autres comme le néolibéralisme – et refusent a fortiori l’instrumentalisation de leurs causes à ces fins. L’objectif est ambitieux, tant recourir à la « cause des femmes » pour légitimer des politiques a de tout temps constitué un réflexe.
À contre-courant des démarches excluantes en cours, des féministes appartenant à des groupes minoritaires – féministes musulmanes, afroféministes, etc. – militent pour se réapproprier des espaces dont elles ont été dépossédées et s’expriment en leur nom propre, à la manière du collectif de citoyennes féministes musulmanes qui s’est constitué en Belgique en 2016.
Depuis la marge, elles lancent un appel, brouillent les lignes, renversent des valeurs perçues négativement, pour s’affirmer. Au final, elles contribuent à la création d’un « autre féminisme » qui n’est pas opposé aux revendications historiques du mouvement dans ses formes dominantes, mais sans pour autant accepter d’être assimilées ou de s’aligner sur une forme de pensée hégémonique et normative.
(1) « Racisé.e.s » n’est pas une notion descriptive, mais analytique. Les individus font l’objet d’une « racisation », c’est-à-dire d’une construction sociale discriminante.