Espace de libertés – Juin 2017

Formation des enseignants à la neutralité: quelle place pour le dialogue interconvictionnel?


Dossier
Cet article propose une brève réflexion sur la place et le rôle que joue ou pourrait jouer le « dialogue interconvictionnel » dans le cadre de la formation des enseignants à la « neutralité ». Elle s’appuie sur une pratique développée dans le cadre de la formation des enseignants à la neutralité à l’ULB.

Depuis 2004, les futurs enseignants formés, tant en hautes écoles que dans les universités, reçoivent une formation de 20 heures dite à la « neutralité ». Celle-ci vise à leur fournir quelques repères juridiques (droits de l’homme, décrets relatifs à la neutralité) et à susciter une réflexion à la fois éthique et épistémologique sur différents enjeux liés à l’enseignement. Étant donné le principe de la liberté académique, une grande diversité de pratiques existe dans les différentes institutions de formation des enseignants de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

À l’Université Libre de Bruxelles, cette formation est organisée sous la forme de six conférences-débats articulées autour de trois grands axes thématiques. Premier axe: « Introduction aux concepts de neutralité, laïcité, sécularisation et à leurs enjeux en matière d’éducation » (séance 1); second axe: dimension épistémologique et rapports à la science et au savoir: « Les positionnements possibles entre sciences et croyances religieuses » (séance 2), « Évolutionnisme, créationnisme et neutralité: un questionnement pour tous les enseignants  » (séance 6); troisième axe: les conceptions du « vivre-ensemble »: « Respect des Droits de l’Homme et concept de neutralité » (séance 3), « Conceptions philosophiques et religieuses des élèves et implications en matière d’enseignement » (séance 4) et « Dimensions politiques et/ou éthiques et neutralité » (séance 5). Plusieurs invités – académiques, praticiens (ex: enseignants, chefs d’école) ou issus du monde associatif – participent régulièrement à ces conférences-débats.

© Philippe Joisson

Vous avez dit « dialogue interconvictionnel »? (1)

Le dialogue interconvictionnel intervient en fait assez peu dans cette formation, qui est principalement centrée sur l’appropriation de savoirs et le développement de compétences. Le dialogue occupe certes une place importante, entre les invités, les étudiants et le professeur titulaire du cours. Il vise à clarifier des concepts, à les illustrer, ainsi qu’à exprimer des témoignages ou à argumenter des prises de positions. Mais il ne s’agit pas à proprement parler d’un dialogue interconvictionnel.

Un tel dialogue intervient cependant lors de la séance 4, dans la mesure où les invités représentent différentes familles convictionnelles: le judaïsme, l’islam, le catholicisme et le Centre d’Action Laïque. On peut noter toutefois des différences de posi­tionnement selon les intervenants et/ou les questions po­sées. Ainsi, certains s’expriment au titre de témoins d’une conviction, d’autres plutôt comme experts, indépendamment de leurs convictions personnelles, d’autres encore mobilisent les deux registres. Au-delà d’une information générale et d’une déconstruction de certains stéréotypes, l’intérêt de cette séance est double: d’une part, sensibiliser les étudiants à certaines questions pouvant présenter un enjeu symbolique ou identitaire aux yeux de leurs futurs élèves, et d’autre part déterminer quel peut être, si besoin, l’espace de dialogue possible avec les élèves à ce propos.

Dis-moi ce que tu ne manges pas, je te dirai qui tu es…

Une étudiante a par exemple soulevé le cas d’une sortie scolaire où les élèves n’ont pas voulu prendre le repas prévu, au nom de motifs religieux, ce qui a engendré une double frustration. Pour les professeurs: le refus par les élèves du repas offert. Pour les élèves: le sentiment de ne pas être reconnus dans leur identité. Comment prévenir ce type de situation? Le débat était balisé par le fait qu’un enseignement public neutre, ouvert à tous, ne promeut pas une conception communautariste du vivre-ensemble et donc qu’il n’était pas question de prévoir des repas hallal ou kasher, par exemple, selon les desiderata des uns et des autres. Par contre, il convient d’éviter aussi une perspective assimilationniste qui nierait les identités. Le débat a fait apparaître qu’il serait souhaitable d’informer les élèves à l’avance sur le ou les menus qui seront disponibles et de leur laisser la possibilité, si aucun ne leur convient, d’apporter leurs tartines, de telle sorte qu’il n’y ait aucune surprise le jour venu, ni de gaspillage de nourriture.

En premier lieu: l’aproche historique et scientifique

Plus généralement, le dialogue interconvictionnel peut être une expérience humaine enrichissante et formatrice pour les différentes parties, ainsi qu’un moyen de mieux comprendre l’autre et d’entrer en dialogue avec lui. Toutefois, il doit être très précisément cadré. Il ne peut en aucun cas prendre le pas et encore moins se substituer aux règles générales du vivre-ensemble définies par la société. (La loi civile prime sur les différentes règles ou traditions religieuses ou convictionnelles des uns et des autres.) Il ne peut pas non plus se substituer à des savoirs. Ainsi, pour évoquer un tout autre contexte, à notre estime, le programme d’Éthique et culture religieuse du Québec (2) privilégie un peu trop l’image que les différentes communautés religieuses entendent donner d’elles-mêmes, au détriment d’une approche historique et scientifique des faits religieux. Il nous paraît important, par exemple, que les élèves sachent ce que le personnage d’Abraham représente dans différentes traditions religieuses (juive, chrétienne, musulmane), mais aussi qu’ils sachent que les historiens ne savent pas si le personnage d’Abraham a réellement existé ou s’il s’agit d’une figure littéraire subsumant les caractéristiques de différents grands patriarches. Une approche convictionnelle ou interconvictionnelle a son intérêt et sa légitimité, mais elle doit cependant être clairement distinguée d’une approche scientifique et c’est le rôle de l’école d’apprendre aux élèves à faire cette distinction.

 


(1) Au sens habituellement donné à ce terme, par extension à l’expression « dialogue inter-religieux », à savoir celui d’un dialogue entre des personnes de convictions différentes (religieuses et non-religieuses), dialogue portant notamment sur des questions liées au vivre-ensemble.

(2) Équivalent – mais différent – de notre CPC, le Cours Éthique et culture religieuse (ECR) existe dans le système scolaire québécois depuis 2008.