Un entretien avec Pierre Galand
Les représentants des courants religieux et philosophiques se livreraient-ils une bataille au niveau de l’Europe sous couvert d’un certain idéal de dialogue? L’implacable logique lobbyiste peut-elle laisser de la place aux échanges centrés sur les droits humains? Pierre Galand, ex-président de la Fédération Humaniste Européenne (FHE), analyse ce phénomène pour nous.
Espace de Libertés: Quel est l’état du dialogue interconvictionnel au sein de l’Union européenne?
Pierre Galand: C’est sous la présidence de Jacques Delors qu’est née la volonté d’entreprendre un dialogue avec les Églises et la société civile et nous avions soutenu la représentativité de la laïcité dans ce débat. C’est là qu’est née la Fédération Humaniste Européenne (FHE). Dans la pratique, cela se traduit plutôt par un essai de dialogue, qui n’aboutit pas très loin. Car quand la Commission européenne reçoit les représentants des Églises, il s’agit des hauts dignitaires des cultes, aux discours très consensuels. Alors qu’en réalité, les Églises possèdent en interne des structures spécialisées sur les questions européennes, qui défendent le dogme catholique avec une vision de « la loi naturelle » qui devrait selon eux prévaloir et même s’imposer à la loi civile. Quant aux protestants de l’époque, ils étaient alors plutôt libéraux, avec une conception de l’État de droit adogmatique. C’étaient même nos alliés! Mais depuis lors, ils ont été influencés par les courants américains de type pentecôtistes. Ils se sont aussi associés aux orthodoxes. Leurs lobbyistes sont devenus beaucoup plus radicaux, avec une conception plus fermée du dialogue. Quand vous vous retrouvez avec eux au Parlement européen, ils viennent avec des demandes de protection des droits religieux, ce qui pour nous, constitue un contresens. Les religions ont droit à leur espace de réflexion et d’existence, mais elles ne doivent pas imposer la loi. C’est là le cœur du problème. Le pape précédent a par exemple soutenu les initiatives visant à empêcher que le Parlement européen adopte des résolutions sur les concepts de genre non conformes à la doctrine chrétienne. Pire que cela, lorsqu’il s’est agi de négocier les subventions du projet Horizon 2020 sur la recherche et l’innovation, les Églises se sont associées pour faire pression sur les institutions afin d’interdire toute recherche sur les cellules souches, malgré les avancées scientifiques vitales que cela permettrait. Nous pensons que la recherche doit être libre. Là où il faut légiférer, c’est sur l’usage des résultats. Mais la pression de ces lobbies est telle qu’ils ont obtenu gain de cause, comme c’est le cas pour de nombreux autres dossiers.
Les religions ont droit à leur espace de réflexion et d’existence, mais elles ne doivent pas imposer la loi.
Finalement, ne sommes-nous pas davantage face à un phénomène de lobbying organisé que dans un dialogue interconvictionnel?
En effet! Et aujourd’hui, nous voyons aussi apparaître dans ce paysage l’émergence d’autres cultes, telle que la religion musulmane, ce qui n’existait pas il y a 3 ans. L’Organisation des États islamiques s’est s’installée à Bruxelles afin d’étudier comment procéder pour également exercer du lobbying auprès des institutions européennes. Ici, ce sont les États islamiques qui sont en jeu et ils agissent donc avec prudence. Mais si cela se fait au nom de la religion musulmane, ils n’auront pas besoin de passer par cette reconnaissance imposée aux membres de la société civile qui souhaitent obtenir un statut de lobbyiste. C’est un problème. Le combat de la laïcité au niveau européen ne consiste donc pas à être reconnu sous le même statut que celui des religions. Mais d’obtenir que tout le monde soit repris sur le même pied pour avoir une entrée au Parlement, après analyse des critères de recevabilité édictés par ce dernier. C’est cela le jeu qu’ils doivent jouer!
Y a-t-il eu des changements depuis les dernières élections européennes?
José Manuel Barroso avait été attentif à conserver ce que Jacques Delors avait mis en place et il avait aussi accepté ce que j’avais proposé, à savoir de ne pas assimiler la laïcité aux Églises et de nous recevoir, ès-qualités, ce qui est encore le cas aujourd’hui. José Manuel Barroso organisait lui-même ce type de rencontres, en invitant le Président du Conseil européen. Alors que Martin Schultz au niveau du Parlement européen déléguait cela à son vice-président, qui était un ancien évêque hongrois. Vous imaginez ce que cela signifie au niveau du dialogue?
Aujourd’hui, Jean-Claude Juncker a confié cette tâche à son vice-président, Frans Timmermans, spécialiste des droits de l’homme, ce dont nous ne sommes pas mécontents, afin de pouvoir discuter des dérives en cours à ce sujet au sein de l’UE ! Pour la FHE, c’est un point positif.
Face aux machines de guerre que sont les autres lobbyistes, le mouvement laïc européen doit donc s’organiser?
Oui, ce qui n’est pas simple non plus! Dans le sud de l’Europe, lorsque vous parlez de laïcité, la définition est assez claire, avec une séparation entre l’Église et l’État. Dans d’autres pays, la laïcité ne se traduit pas de la même façon, on parle plutôt d’humanisme. Il faut donc faire avancer le dialogue sur des conceptions communes et ce n’est pas toujours facile, car nous sommes face à des différences culturelles. En Angleterre par exemple, la Reine est la cheffe du culte: il y a un lien avec la religion de l’État. En Allemagne, lorsque l’on parle d’euthanasie, il y a une référence au nazisme. Il faut donc trouver les bons mots. Autre exemple: en Belgique, c’est l’état civil qui règle le statut de la personne mariée, alors que dans d’autres pays, c’est l’Église ou un centre humaniste qui ont cette prérogative. Quand on leur demande de se battre pour la reconnaissance d’un état civil, ils répondent que cela les ruinerait, car à chaque fois qu’ils organisent un mariage, ils touchent une subvention de l’État. Enfin, parler de laïcité dans les pays de l’Est est directement associé à de l’athéisme, au rejet des religions, voire au communisme. Pour les laïques de ces pays-là, la vie est dure! On les considère quasiment comme des aciviques. Il y a donc un travail à effectuer pour fédérer, épauler, et cela peut se faire sur des thèmes précis, ce qui donne souvent des résultats. Nous avons aussi entamé un travail de rapprochement avec des associations like-minded, qui travaillent sur les questions de droits humains, des réfugiés, d’égalité hommes-femmes. Ce travail de rapprochement au niveau des associations de la société civile prend chaque fois plus d’importance et c’est assez performant.
Outre ce problème de représentativité commune, n’êtes-vous pas confrontés au fait que les institutions européennes sont trop focalisées sur leurs feuilles de route?
Quelles feuilles de route? À part l’élargissement du marché économique et la protection des frontières, l’on peut se poser la question! La société civile est davantage tournée vers un renouveau démocratique, vers une autre conception de l’Europe, qu’elle interpelle. Il y avait plus d’écoute de la part des instances européennes voici quelques années. Elles se sont refermées sur elles-mêmes, avec des « experts » garants de la bonne marche à suivre. De plus, l’Union européenne refuse de prendre position par rapport aux États qui ne respectent pas les conventions européennes des droits humains, même si aujourd’hui, elle se rend compte qu’elle va droit dans le mur si elle continue ainsi. MaisViktor Orbán fait partie du groupe majoritaire au Parlement, le PPE… Voilà pourquoi on n’a rien dit quand il s’est érigé en tant que défenseur de l’Europe chrétienne en installant des barbelés à ses frontières, malgré la violation flagrante des valeurs fondamentales européennes.
Quel est l’intérêt finalement d’avoir un dialogue interconvictionnel au sein d’une Europe qui se met difficilement d’accord sur des projets fondamentaux? Vous y croyez?
Personnellement, pour l’instant, non! Il y a un rapport de force dans lequel les Églises ont pris une longueur d’avance. Par contre, certains sont désireux d’établir ce dialogue. Non pas en tant qu’Église institutionnelle, mais en tant que croyants. Pouvoir s’expliquer sur nos points de vue concernant des questions éthiques et analyser comment trouver un terrain d’entente est important. Le problème, c’est quand les courants intégristes essayent d’imposer leur vision de la société, au nom de la liberté religieuse. Au nom de cette liberté, on entend par exemple le président du Consistoire israélite exiger que les animaux ne soient pas étourdis lors de l’abattage, pour motifs religieux. C’est le politique qui décide ce qui constitue le progrès dans ces matières. Et au niveau de l’Union européenne, on doit avoir cette même vigilance.