La vie, la mort, la place des croyances dans notre société et face à l’État: des sujets ô combien intéressants, mais sensibles! Les grands débats interconvictionnels sur ces thématiques sont rares. Alors, nous l’avons organisé. Sans langue de bois.
Il y a 50 ans, l’incendie de L’Innovation, à Bruxelles (1), fut l’occasion d’une prise de conscience. La compassion publique avait alors pris la forme d’une cérémonie religieuse dans la basilique de Koekelberg. Certes, les non-croyants avaient été associés symboliquement, mais des familles qui ne se reconnaissaient pas dans cette cérémonie catholique exprimèrent alors le besoin d’autre chose. C’est ainsi que le mouvement laïque a commencé à se fédérer, jusqu’à créer le Centre d’Action Laïque en 1969. Récemment, les attentats du 22 mars ont remis en lumière le besoin de certaines formes interconvictionnelles de reconnaissance publique. L’évolution du monde et de la société provoque une diversité inédite dans l’histoire. Cette diversité ne peut pas être niée, à commencer par les actes symboliques de l’État, pour qui elle implique une indispensable prise de hauteur. Quant aux organisations convictionnelles, elles sont sommées de répondre à une demande bien spécifique et de le faire dans un esprit d’ouverture propre à ne pas générer d’exclusions mal venues, surtout en cas de malheur collectif. Mais d’autre part, elles continuent à affirmer leur vision du monde avec une subjectivité exclusive… Alors, insurmontable contradiction? C’est autour de ces thèmes que les représentants des cultes reconnus et des courants philosophiques se sont réunis au CAL pour débattre à bâtons rompus.
Invités du jour: Jean-Pierre Delville, évêque catholique de Liège; Carlo Luyckx, président de l’Union Bouddhique Belge; Philippe Markiewicz, président du Consistoire central israélite de Belgique; Hocine Benabderrahmane, imam, représentant de l’Exécutif des Musulmans de Belgique; Henri Bartholomeeusen, président du Centre d’Action Laïque.
Jean-Pierre Delville: D’un point de vue chrétien, la demande sociétale par rapport au deuil est fondamentale puisque la foi chrétienne se construit à partir de la mort de Jésus-Christ. C’est une confrontation directe à la mort. C’est aussi une espérance, puisque, pour nous, Jésus est de nouveau vivant. Quant à la question de participer à une célébration plus large et commune, c’est tout à fait compréhensible. Je l’ai très bien vécu dernièrement, quand a eu lieu l’évocation du 22 mars dernier, un an après les attentats de Bruxelles. J’ai trouvé qu’il y avait un dénominateur commun dans les accents apportés par telle ou telle conviction. On permettait au fond, d’avoir un discours commun dans lequel on percevait bien un enrichissement à partir des différentes traditions représentées.
Le fait-on d’abord pour les gens de sa communauté ou pour l’ensemble des citoyens?
Philippe Markiewicz: C’est pour l’ensemble de la communauté belge, c’est un travail citoyen avant tout. Lorsqu’on a commémoré l’attentat au Musée juif, j’ai organisé une cérémonie et j’ai souhaité y associer l’Église catholique, le monde laïque, les musulmans et les juifs, parce que ce sont les plus grands courants de la société belge. J’ai souhaité montrer que dans les moments graves de la vie du pays, on est tous ensemble pour défendre ce qui est essentiel: les valeurs de la démocratie éclairée et de l’entente entre tous. Même si nous avons des différences, même si on n’est pas d’accord sur tout, on est d’accord sur l’essentiel qui est de bien vivre ensemble. Et en faisant ça ensemble, on donne un signal fort à l’ensemble de la population, en disant que nous, les représentants de la laïcité et des différents cultes, nous voulons que l’entente règne et que la réponse au malheur soit l’unité de la société.
Est-ce qu’aujourd’hui on commence à solliciter aussi l’Union Bouddhique belge?
Carlo Luyckx: En fait, nous sommes pratiquement reconnus! Nous avons mis la dernière main au projet de loi et à l’exposé des motifs, la reconnaissance devrait entrer en vigueur dès que l’agenda politique le permettra. C’est un travail qui dure depuis dix ans. Nous avons déjà pas mal d’invitations, mais pas encore du côté officiel, parce que, quand c’est le Premier ministre qui organise, il ne peut s’adresser qu’aux cultes et aux philosophies reconnus. Dans la société belge, le bouddhisme devient un fait de société et nous sommes très heureux d’être reconnus parce que le bouddhisme peut apporter quelque chose. C’est en effet une philosophie de tolérance, de paix, d’harmonie, d’équilibre, de solidarité. Il n’y a pas de Dieu, ce n’est pas vraiment une religion, c’est une philosophie non confessionnelle, mais c’est quand même une spiritualité et donc la réflexion sur la mort y est centrale. C’est essentiellement une méthode de concentration, de pacification de l’esprit, etc. Quand il vient en Occident, le Dalaï-lama dit toujours: « Ne devenez pas bouddhistes, vous avez tout ce dont vous avez besoin dans votre philosophie, dans votre religion. »
Je me tourne vers le représentant musulman pour une première réaction.
Nous ne sommes pas détenteurs de la vérité absolue. Chez les autres, il y a toujours quelque chose de beau à voir, il faut se connaître et dialoguer.
Hocine Benabderrahmane: La plupart des musulmans de Belgique ne savent pas qu’à l’origine de la reconnaissance de l’islam par l’État belge il y a cette tragédie de 1967, qui a eu pour conséquence que le roi Beaudoin a donné à l’Arabie saoudite ce qu’on appelle actuellement le Centre Islamique (2). Puis, dans les années 90, viendra le processus de reconnaissance qui aboutira à la création de l’Exécutif des Musulmans de Belgique. Mais depuis environ 25 ans, on assiste à une prise de conscience de la citoyenneté chez les musulmans. Donc, la première chose que nous disons c’est que nous ne sommes pas détenteurs de la vérité absolue. Chez les autres, il y a toujours quelque chose de beau à voir, il faut se connaître et dialoguer. Il faut essayer de voir ce que cherche l’autre. La laïcité n’est pas un mal en soi, le judaïsme peut nous apprendre beaucoup, le christianisme et le bouddhisme aussi. Tout cela mérite réflexion. C’est pour ça qu’il y a une forte demande de la part des cadres moyens de la communauté musulmane qui travaillent, qui ont acquis une certaine éducation, et qui appellent au vivre ensemble avec toutes les composantes de la population belge.
Le Centre d’Action Laïque est-il à l’aise ou pas avec cette « demande sociétale »?
La religion doit pouvoir être débattue comme n’importe quelle autre chose.
Henri Bartholomeeusen: 1967 est un moment symbolique, car c’est la première fois qu’en Belgique, on prenait conscience qu’il n’y avait pas nécessairement une identité entre la communauté nationale et la communauté catholique. Le fait que nous soyons réunis autour de la table aujourd’hui démontre qu’il y a eu un progrès magnifique dans la coexistence des cultures, alors qu’elles ont plutôt tendance à cultiver leur propre vérité. Chaque homme est roi chez lui, chacun a ses convictions. Mais dans des moments de deuil national ou de crise, il est important de pouvoir répondre à un appel du politique. Le fondement, c’est permettre à chacun de vivre sa propre conviction, sa propre idéologie, éventuellement sa propre théologie, mais de le faire dans le respect mutuel. Une fois que ces conditions-là sont acquises, on est déjà dans la laïcité. Mais cela implique de ne pas exiger que sa foi soit respectée comme une chose sacrée. La religion doit pouvoir être débattue comme n’importe quelle autre chose.
N’y a-t-il pas un paradoxe dans le fait que chaque organisation cultive un postulat propre et, en même temps, est dans la nécessité de dépasser son cadre convictionnel?
Jean-Pierre Delville: Il n’y a pas de paradoxe, parce qu’il n’y a pas de pensée contemporaine qui s’exprime sans avoir des racines dans les traditions religieuses constitutives de nos cultures avec, d’ailleurs, des tonalités très différentes à l’intérieur d’une seule et même religion. Dans le christianisme, de grandes personnalités ont marqué l’histoire, ont laissé des textes; il y a des monuments, des références culturelles: peintures, œuvres musicales. Notre culture n’est pas indépendante de ces productions qui, au fond, sont inspirées par la religion, mais qui ne sont pas limitées à la religion puisqu’elles sont accessibles à tous. Donc, l’élaboration d’un langage commun dans certaines circonstances se nourrit à des fonds très profonds, qui ne sont pas la chasse gardée d’une seule et même religion.
Philippe Markiewicz: Oui, la Culture avec un grand « C » est le produit de la juxtaposition des cultures. Les communautés se construisent par sédimentations successives. Aujourd’hui, du point de vue politique, ce qui est essentiel c’est la démocratie et sa défense. Mais les chefs religieux ont une responsabilité qui va au-delà de leur communauté. On voit qu’aujourd’hui, il y a une évolution manifeste dans la communauté musulmane. La religion catholique a fait de même avec le concile de Vatican II. C’est une démarche à poursuivre et, au fond, la laïcité, est très satisfaite de voir que les religions peuvent coexister à ses côtés. Il y a de la place pour une multiplicité de « Dieux uniques », sans que ça ne cause de difficulté. Surtout, il faut garder cette porte ouverte vers ce Dieu qui existe ou qui n’existe pas, c’est selon. Avant même de parler de spiritualité ou de religion, il faut trouver notre commun dénominateur.
Avant même de parler de spiritualité ou de religion, il faut trouver notre commun dénominateur.
Hocine Benabderrahmane: Je peux dire que la plupart des musulmans, même dans des pays musulmans, y compris chez ce que vous appelez les partis islamiques, aspirent à avoir des États laïques. À propos de l’abattage avec étourdissement préalable: j’étais présent à une réunion de Sant-Egidio, lorsque le rabbin Guigui (3) a lancé un appel à nos amis catholiques et protestants pour nous aider sur ce problème-là (4). Le monde politique et le gouvernement devraient au moins engager un dialogue avec les instances religieuses. Aujourd’hui, tant en Flandre qu’en Wallonie, des lois ont été votées. Mais nous ne voulons pas, en tant que citoyens, être contre la loi dans notre propre pays. Ce sont nos représentants politiques, ce sont nos ministres, c’est notre gouvernement, on ne peut pas entrer en conflit. C’est pour ça que l’on demande à élargir le débat. C’est la seule chose qu’il y a à faire.
C’est du choc des idées, du choc des convictions, que peut jaillir le progrès.
Henri Bartholomeeusen: Le discours est l’option qui nous permet de débattre de ce qui nous divise. Vous ne pouvez pas passer à une autre méthodologie que le débat. C’est du choc des idées, du choc des convictions, que peut jaillir la lumière, que peut jaillir le progrès. Si la liberté d’expression nous autorise à dire beaucoup de choses, à contredire, à « disputer » vraiment, à remettre en cause les convictions les plus profondes des uns et des autres, c’est précisément pour ne pas avoir à recourir à d’autres moteurs de l’histoire que sont les antagonismes, les guerres, les radicalités violentes. Nous vivons dans une société où le discours est la méthode qui permet de vivre ensemble. Le dénominateur c’est le respect de la personne humaine. Et on en revient par là à cet humanisme qui devrait nous être commun. Cet humanisme sur lequel se fondent les droits de l’Homme et les libertés fondamentales. Pour moi, c’est le minimum.
Mais notre société ne se fragmente-t-elle pas de plus en plus? Inégalités sociales et culturelles grandissantes; tendance, notamment dans une ville comme Bruxelles, à avoir des quartiers qui se recroquevillent sur eux-mêmes.
Carlo Luyckx: Mais Bruxelles est un laboratoire qui est en train de réussir! Avec 180 nationalités, des tas de religions et de convictions différentes, il y a une certaine harmonie. Même si on n’est pas d’accord avec les uns et les autres, il y a un consensus social qui permet de vivre en harmonie et les gens sont choqués quand quelqu’un est blessé ou subit une violence. Donc, ça, c’est déjà exceptionnel.
Jean-Pierre Delville: C’est important qu’il y ait des rencontres entre responsables religieux ou convictionnels pour qu’on ait des réponses élaborées, spécialement quand des questions particulières se posent. C’est ce qu’on fait avec « Together in Peace » (5) pour répondre aux attentats et contrer les réactions de repli ou agressives. Donc, dans ce cas-là, des rencontres entre responsables sont franchement intéressantes. Je ne sais pas s’il faut les institutionnaliser, mais en tout cas, il faut avoir une capacité de se voir quand il y a des questions particulières qui émergent.
Hocine Benabderrahmane: Je suis favorable à un cadre de dialogue, car cela peut servir à diminuer les problèmes, aider au dialogue et au vivre ensemble. Même avec les laïques. Il faut arriver à s’asseoir, à connaître les gens, à dialoguer avec eux, les entendre, à se mettre un peu dans la peau de l’autre. C’est là, à mon avis, que les gens évoluent.
Philippe Markiewicz: Notre rôle est de désamorcer la violence sociale et de faire en sorte qu’il y ait un maximum de paix sociale. Par exemple: éviter que des conflits extérieurs ne polluent l’atmosphère en Belgique. Je participe à beaucoup de débats dans la communauté musulmane et lorsqu’on aborde le conflit israélo-palestinien, je dis toujours que je soutiens l’existence de l’État d’Israël, mais que je conçois tout à fait que des musulmans soient pro-Palestiniens. C’est leur droit le plus strict et je n’ai aucun problème avec ça. Mais ces conflits extérieurs ne doivent pas polluer notre vie en Belgique. Nous appartenons, vous musulmans, moi juif, à la société belge et on est là pour essayer de l’améliorer. On ne peut pas permettre qu’un conflit extérieur pollue l’atmosphère.
Hocine Benabderrahmane: Une seule chose sur laquelle on doit insister: oui, on soutient le peuple palestinien, mais on n’appellera pas au démantèlement de l’État d’Israël. Il y a eu les accords d’Oslo, il y a eu l’ONU, il y a eu beaucoup de choses pour faire évoluer la paix entre ces deux peuples. Mais ça s’arrête là, il ne faut pas transférer cela ici en Belgique.
Carlo Luyckx: Pour moi, institutionnaliser ce dialogue, ce n’est peut-être pas nécessaire, mais je pense que ça peut faire un cadre. Un cadre qui n’oblige pas à se rencontrer tout le temps, à des moments précis, mais où l’on peut dialoguer. Les philosophies et les cultes peuvent amener quelque chose de positif. On est dans une société multiculturelle, les représentants de ces différentes traditions peuvent vraiment apporter quelque chose d’authentique. Il est important qu’on échange. L’éducation, l’enseignement, voilà des choses très importantes. Les enfants ne doivent pas seulement apprendre une philosophie, une morale laïque, une religion juive, catholique, ou quoi que ce soit –ni même bouddhiste–, mais ils doivent avoir connaissance de tout ce qui existe sur le plan philosophique et spirituel.
Henri Bartholomeeusen: Il y a deux types de rencontres interconvictionnelles. Il y a d’abord celles qui se produisent à la demande de la puissance publique, notamment à la suite de grands événements. Là, il s’agit de répondre présent, surtout lorsque la demande parait indispensable, urgente. Ensuite, il y a des rencontres à l’initiative des protagonistes. Dans ce cas, je vois moins bien la place de la laïcité. La laïcité ne se préoccupe pas tellement de la légitimité des contenus et convictions. Elle s’inquiète de savoir si les convictions ont droit de cité et si elles peuvent s’exprimer librement. Et lorsque les confessions se rencontrent entre elles, eh bien pour la Laïcité, c’est déjà de la laïcité. Aujourd’hui, le monde est globalisé et nous sommes en passe de devenir de vrais « citoyens du monde ». La formule paraît éculée et pourtant, plus que jamais, elle prend sens, même si elle peut inquiéter les esprits conservateurs ou traditionnalistes. Nous pouvons rêver à l’échelle de l’humanité aujourd’hui rassemblée sur un continent unique où tout le monde se rencontre, le musulman, le bouddhiste, le juif, le catholique, le protestant, et bien d’autres, nous pouvons rêver d’un humanisme politique qui garantisse la liberté, l’égalité et la solidarité de chacun. Au-delà de ça, le laïque n’est pas antireligieux. Être favorable à une religion plutôt qu’à une autre, cela relève de l’intime conviction, de la foi ou d’une adhésion qui, si elle est librement consentie, implique une émancipation. Et je rebondis sur ce qui vient d’être dit à propos de l’école: effectivement, il doit y avoir des lieux où, sortant des traditions respectives, sortant des transcendances auxquelles nous somme généralement nourris depuis notre plus tendre enfance, nous pouvons enfin rencontrer l’altérité. L’école, c’est là que l’on s’instruit, le creuset idéal de nos convictions.
(1) 22 mai 1967.
(2) Grande mosquée de Bruxelles, ouverte au culte musulman en 1978.
(3) Albert Guigui, grand rabbin de Bruxelles.
(4) Le 12 mai 2017, les catholiques, protestants, anglicans et orthodoxes ont réagi à cette demande en publiant un communiqué commun.
(5) « Together in Peace. Liberté et respect », initiative promue par les représentants des cultes et convictions reconnus en Belgique en réponse au climat provoqué par les attentats de Paris, Copenhague et Bruxelles.