Un entretien avec Philippe Dachelet
Philippe Dachelet, criminologue et ancien directeur de Fedasil (Agence Fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile), est devenu thérapeute social en 2013. Un travail qui pousse à dépasser nos peurs afin d’améliorer les relations sociales. Il en appelle même à oser le conflit pour apprendre à s’entendre!
Espace de Libertés: Vous êtes thérapeute social? En quoi cela consiste-t-il?
Philippe Dachelet: La thérapie sociale a été créée par Charles Rojzman, psychosociologue. L’objectif n’est pas la guérison de l’individu en tant que telle, mais l’amélioration des relations sociales et plus particulièrement des liens entre le collectif et l’individuel. Comme thérapeute social, je cherche des espaces d’échanges d’informations et de débats dans lesquels chacun est invité à reprendre de l’autonomie, de la responsabilité, de la puissance sur le monde qui l’entoure, en exprimant sans angélisme la manière dont il voit et vit la réalité. De la sorte, cela permet aux individus d’exprimer en confiance les craintes, les souffrances et les vulnérabilités qui les habitent, pour aller jusqu’au bout des conflits qui les opposent aux autres. Le thérapeute social est un facilitateur de diversité, c’est-à-dire de points de vue, tout en permettant à chacun d’être ce qu’il est.
Si tout individu a la capacité de gérer par lui-même les peurs qui sont en lui, il est aussi confronté à la violence…
En effet. Je l’ai moi-même expérimentée. Généralement, cette violence est subtile, c’est-à-dire qu’on ne la voit plus car elle se caractérise par le mépris, l’humiliation, la culpabilisation ou l’abandon… Des violences qu’on exerce sur l’autre, mais aussi sur soi-même. La violence est une solution mise en place pour se protéger de ses peurs. Elle peut conduire à la rébellion ou la soumission, à l’idéalisation ou la diabolisation: autant de mécanismes créés pour se protéger. Avec elle, on est dans la certitude du bien, une toute-puissance qu’on retrouve notamment dans les religions. Chacun doit pouvoir la transformer dans la confrontation à autrui. C’est un processus extrêmement difficile car la violence nous empêche de voir la complexité d’une situation. Pour commencer un travail de conscientisation, il faut d’abord identifier ses peurs et mettre des mots dessus. Cela ne les supprime pas, mais on peut commencer à travailler ensemble, en étant attentif aux besoins de sécurité, d’amour et de valorisation de chacun.
La violence est une solution mise en place pour se protéger de ses peurs. Elle peut conduire à la rébellion ou la soumission, à l’idéalisation ou la diabolisation.
Selon vous, cette violence se retrouve-t-elle aussi au sein du dialogue interconvictionnel?
Oui. Même si « s’éprouver » comme individu, ce n’est pas en premier lieu interconvictionnel, c’est intraconvictionnel. C’est là qu’on voit que l’homme est un « animal ». Il se regroupe avec les personnes qui lui ressemblent, qui pensent comme lui, vivent comme lui. Spontanément! Cela a des vertus, mais ça nous empêche aussi d’aller à la rencontre des autres. C’est très symptomatique. Cela favorise la stigmatisation et la recherche du bouc émissaire, manipulant notre rapport au monde et aux autres. Je suis chrétien, non pratiquant. Mais pendant 40 ans, j’ai pensé que j’étais dans le bien et je considérais que d’autres personnes ne l’étaient pas, parce qu’elles n’étaient pas comme moi. La foi m’a permis de belles rencontres, mais elle m’a conduit à diaboliser toute une série de situations, de réalités, qui n’étaient pas les miennes. Au fond, la religion m’a empêché de vivre beaucoup de choses. Pour m’en sortir, j’ai dû prendre conscience de mes peurs, de ma violence.
Au sujet de cette prise de conscience, elle semble souvent difficile… Comment arriver à aborder sa peur de l’autre?
Par le conflit! Peu connu pour ses qualités thérapeutiques, il offre pourtant une confrontation de points de vue différents. Il permet un véritable dialogue, au contraire de la violence où l’autre est diabolisé. Il propose surtout d’accéder à la complexité, à la différence, à l’altérité. C’est là que se trouve le véritable lien. C’est une solution pour l’insertion, l’inclusion: dans le conflit, on redonne la parole à tout le monde, en finissant avec cette peur d’être jugé, méprisé, rejeté par l’autre, peu importe son opinion, ses convictions… Car le vivre-ensemble ne s’impose pas, ne s’improvise pas, et ce, d’autant plus que l’être humain est foncièrement ambivalent. Aussi, faut-il un débat d’homme à homme, pour se confronter, chacun, dans sa propre différence. En prenant l’autre tel qu’il est, et pas tel qu’on voudrait qu’il soit. C’est tout le travail que mène actuellement Charles Rojzman à Dresde, en confrontant des militants d’extrême-droite de la mouvance Pegida et des militants pro-réfugiés. Il faudrait, dans un monde aussi complexe que le nôtre, donner un rôle à des facilitateurs de diversité, par exemple aux parents, aux enseignants, à tous ceux qui sont en charge de groupes, pour permettre cette confrontation. Mais les lieux de dialogue sont plutôt rares dans notre société.
Une situation qui favorise l’émergence de la figure du bouc émissaire…
En effet. La paranoïa est une maladie sociale, avec pour conséquence le complotisme. Celle-ci est souvent liée au sentiment d’impuissance. En témoigne la montée des communautarismes, des extrémismes de tous bords, la multiplication des frontières tant physiques que psychiques. En travaillant sur le radicalisme, j’ai remarqué à quel point sa recrudescence était liée avant tout à une crise du lien social. Pour y remédier, tout l’enjeu est de permettre aux individus de revoir la réalité telle qu’elle est, et pas telle qu’on voudrait qu’elle soit. Avec toute sa complexité, sans dogmatisme, en se réappropriant la pluralité de l’être humain pour avancer ensemble. Tout mon travail consiste, au fond, à réapprendre aux personnes que j’accompagne ce qu’est la démocratie. Sur le terrain, là où je viens en aide à des groupes, je n’ai jamais vu, hélas, aussi peu de démocratie! L’urgence, c’est de permettre une réelle éducation à la participation, à la vie démocratique… Éprouver la démocratie, notamment dans un groupe, quel qu’il soit, c’est d’abord éprouver la joie d’être entendu et d’être en lien quoi qu’on dise, en ayant un espace pour exprimer les choses.