Espace de libertés | Juin 2014 (n° 430)

Le devenir nègre du monde. Entretien avec Achille Mbembe


Entretien

Le Nègre et la race: les deux figures jumelles du délire de la modernité. Le cauchemar recommence…


Anesthésiée par le divertissement et la consommation, l’Europe, pourtant reléguée aux marges du monde, garde, au prix de l’endettement, la tête dans le sable. Incapable – ou refusant– de voir les nouvelles ségrégations qu’opère l’extension planétaire d’un capitalisme financier qui cherche désormais à se suffire à lui-même. Incapable –ou refusant– de comprendre ce qui est à l’œuvre: autrement dit, l’assignation, par le néolibéralisme, de multitudes humaines à une espèce singulière laissée à l’abandon quand elle n’est pas livrée à l’exploitation la plus abjecte. Une dérive qui, en somme, reproduit sur de nouvelles bases la fabrication de ce sujet de race du premier capitalisme que fut le Nègre. Telle est la thèse défendue par l’historien postcolonial Achille Mbembe (1) dans son essai Critique de la raison nègre (2). Focus sur les habits neufs de cette négritude, de ce racisme sans fondement biologique qui, désormais, nous menace tous…

Espace de Libertés: Achille Mbembe, comment faut-il comprendre la notion de « raison nègre »?

Achile Mbembe: Dans mon livre, ce terme désigne l’ensemble des légendes, mythes et fictions qui ont permis de fabriquer le Nègre, une figure très particulière du sujet humain et que j’appelle « le sujet de race », c’est-à-dire un sujet qui est assigné à une espèce différente de la nôtre, qui est enfermé dans cette assignation, et qui est discriminé en raison précisément de cette assignation. Il renvoie ensuite à toutes les luttes entreprises par les gens d’origine africaine pour sortir de la gangue dans laquelle ils avaient été enfermés; pour faire valoir leurs droits premiers, et donc le droit d’être reconnus comme des êtres humains « comme tous les autres ». Cette réclamation d’une égalité radicale et originaire, ou encore d’une communauté d’appartenance à la « race humaine » en général, tel est le point de départ de l’idée moderne de liberté et de démocratie. Historiquement, le projet moderne d’émancipation prend sa source dans le soulèvement des esclaves, c’est-à-dire dans le refus conscient des assujettis de troquer leur humanité avec la condition d’une chose.

Vous écrivez cependant que « tous les Nègres ne sont pas des Africains et tous les Africains ne sont pas des Nègres. » Quelle est, dès lors, votre définition du terme « nègre »?

À l’origine, le Nègre, c’est l’être humain d’origine africaine marqué par le soleil de ses apparences et la couleur de son épiderme. Même si elle ne s’y limite point, l’histoire de cette figure humaine est étroitement liée à l’expansion du capitalisme à partir du XVe siècle et à son corollaire, la traite atlantique. L’esclave nègre, de ce point de vue, est comme le kolossos, ou la stèle funéraire de notre modernité puisque c’est au prix de son corps que la modernité elle-même prend corps. Les Nègres sont donc ceux-là qui ont
dû payer un prix colossal pour faire valoir leur droit d’habiter le monde et leur droit d’être reconnus comme des hommes comme tous les autres. Mais, comme je l’explique dans Critique de la raison nègre, l’on assiste désormais à une universalisation tendancielle de la condition qui était autrefois réservée aux Nègres. En effet, cette condition, en quoi consistait-elle sinon en la réduction de l’homme en une chose, un objet, une marchandise que l’on pouvait vendre, acheter ou posséder ? L’état nouveau dans lequel nous vivons aujourd’hui se caractérise par cette fongibilité nouvelle qui fait de l’être humain soit une marchandise, soit un code abstrait. Et ce nouvel état de choses fait de presque chacun d’entre nous un Nègre potentiel.

Pour la première fois dans l’histoire humaine, soutenez-vous effectivement, le nom « nègre » ne renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d’origine africaine: le sort réservé par le premier capitalisme aux esclaves nègres constitue désormais le lot de toutes les « humanités subalternese. Quelles sont ces « humanités subalternes »?

Disons que ce sont toutes les classes de gens qui, aujourd’hui, sont exposés à toutes sortes de risques qui menacent directement leur survie immédiate ou encore les plongent dans un état de précarité absolue. Ce sont ces multitudes livrées à l’indifférence et à l’abandon. Ce sont ces gens qui soit sont superflus au regard de la logique néolibérale qui régit nos existences, ou alors sont menacés d’être transformés en objets purs et simples.

L'esclavage a ancré le peuple noir dans l'image de l'"humanité subalterne". © Collection Roger ViolletL’esclavage a ancré le peuple noir dans l’image de l' »humanité subalterne ». © Collection Roger Viollet

Quels sont les déterminants fondamentaux de cette universalisation tendancielle de la condition nègre?

Le déterminant fondamental est le passage à une forme de capitalisme de l’accélération qui, en suivant une logique outrancière de financiarisation et d’abstraction d’un côté, et de l’autre de l’endettement, cherche désormais à se suffire à soi-même.

L’intrication de la classe et de la race est telle que la lutte des classes n’épuise pas, selon vous, la question sociale?

Historiquement, du moins dans le cas des colonies de peuplement ou des États esclavagistes, classe et race se constituent mutuellement. L’on appartient en général à une classe donnée en vertu de sa race et l’appartenance à une race donnée détermine en retour les possibilités de mobilité sociale et l’accès à tel ou tel statut. La lutte des classes est inséparable de la lutte des races même si les deux formes d’antagonismes sont mues par des logiques parfois autonomes. Le processus de racialisation passe en effet inévitablement par des pratiques de discrimination. La race permet de naturaliser les différences sociales. Elle permet d’enfermer les gens dont on ne veut pas dans des cadres desquels ils sont empêchés, par le droit, voire par la force, de sortir.

« En bien des pays, écrivez-vous, sévit désormais un racisme sans races: afin de mieux pratiquer la discrimination tout en rendant celle-ci conceptuellement impensable, l’on mobilise la “culture” et la “religion” en lieu et place de la biologie. » Vous citez à cet égard l’exemple type de l’islamophobie. Pourtant, vous soutenez que « la fin du XXe siècle et le tournant du nouveau siècle coïncident avec le retour à une compréhension biologique des distinctions entre les groupes humains. » N’est-ce pas contradictoire ?

Il y a de nouvelles variétés du racisme qui n’ont pas besoin de recourir à la biologie pour se légitimer. Il leur suffit, par exemple, d’en appeler à la chasse aux étrangers; de proclamer l’incompatibilité des « civilisations »; de faire valoir que nous n’appartenons pas à la même humanité; que les cultures sont incommensurables; ou que tout Dieu qui n’est pas le dieu de leur religion est un faux dieu et ainsi de suite. Dans les conditions actuelles de la crise en Occident, ce type de racisme constitue un supplément du nationalisme, à l’heure où justement, par ailleurs, la mondialisation néolibérale vide le nationalisme, voire la démocratie tout court de tout contenu véritable et déplace au loin les véritables centres de décision. On enferme consciemment les gens dans une
origine, une religion, une culture et on les traite en conséquence. À côté de tout cela, il y a évidemment le « racisme petit-blanc », tout à fait primitif, et tout à fait typique d’une forme de la maladie mentale qui s’ignore. C’est la sorte de « racisme banania », très attachée à toute une imagerie primate, avec son obsession du singe et d’autres symboles tropicaux. Elle est, elle aussi, l’expression d’un dérangement de l’esprit. Par ailleurs, les progrès récents dans les domaines génétique et biotechnologique confirment l’idée selon laquelle le concept de race est vide de sens. Mais, paradoxalement, loin de donner une nouvelle impulsion à l’idée d’un monde sans races, ils relancent de manière tout à fait étonnante le vieux projet de classification et de différenciation si typique des siècles précédents.

 


(1) Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand à Johannesburg en Afrique du Sud. Chercheur au Witwatersrand Institue for Social and Economic Research (WI- SER), il enseigne également au département des études romanes de Duke University (États-Unis). Il est notamment l’auteur de De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (Karthala, 2000) et de Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (La Découverte, 2010).
(2) Paris, La Découverte, 2013, 263 pages.