Les Belges sont interrogés sur les «priorités» à appliquer aux soins de santé. En filigrane, on teste le fait de réserver certains soins à des catégories de patients. Pour mieux décréter une Sécu à plusieurs vitesses ? Certains le craignent.
On n’arrivera pas à faire croître le budget des soins de santé aussi vite que les besoins liés à la crise économique et au vieillissement. C’est le message direct lancé par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), un parastatal qui, depuis 2003, doit conseiller les gouvernements pour « œuvrer à la plus grande accessibilité des soins de haute qualité en tenant compte de la croissance des besoins et de la limitation des budgets disponibles », pour lancer une enquête auprès de 20.000 Belges.
Cédric ou Lisa ?
Les questions, qui ne sont pas dévoilées publiquement, ne cèlent pas longtemps leur objectif. Nous avons pu en pendre connaissance. Les dilemmes qui y sont présentés aboutissent clairement à devoir trancher des questions comme celle-ci : si vous disposez de 60.000 euros, faut-il les utiliser pour payer le médicament qui sauve le petit Cédric, huit ans, atteint d’une maladie incurable et mortelle? Ou pour payer la dialyse de sa grand-mère Lisa, dont les reins ont arrêté de fonctionner et qui ne peut survivre sans des soins chroniques?
« Les citoyens belges attachent-ils plus d’importance au fait que les patients aient une bonne qualité de vie, même s’ils vivent éventuellement un peu moins longtemps ? Est-il plus important de prolonger leur vie le plus possible, même si cela implique un traitement très contraignant ? Un médicament qui soigne beaucoup de personnes, même s’il cause beaucoup de désagréments, doit-il recevoir la priorité par rapport à un médicament qui en soigne peu mais améliore leur qualité de vie? Voilà ce à quoi nous voulons des réponses», explique son directeur, Raf Mertens.
Les sondages et autres études à bas prix sur internet ont tellement perdu leur crédibilité qu’il faut bien donner l’illusion que nous proposons de la valeur ajoutée.
L’enquête est actuellement en cours. Elle provoque de nombreux remous sur la méthode employée : les questions sont complexes, loin du noir et blanc. Comment les résultats seront-ils interprétés? Seuls ses auteurs le savent. Les personnes interrogées ne disposent pas non plus du questionnaire intégral, étant amenées de question en question sur plus de 14 pages. On leur promet qu’y répondre ne prendra qu’un quart d’heure. Voire… Combien de personnes refuseront de se prêter au jeu ou estimeront les concepts développés trop complexes ou peu clairs ? Les concepts de qualité de vie ou de pénibilité sont en effet souvent complexes à manipuler. Mais le KCE semble ne pas en avoir cure : il annonce déjà que le résultat sera divulgué en novembre, puis sera suivi d’un « panel citoyen » d’une trentaine de personnes, sous l’égide de la Fondation Roi Baudouin. Ses décisions devraient ensuite être coulées en « avis » et représenter les « valeurs des Belges ». Pour mieux trancher entre Cédric et sa grand-mère Lisa…
Manipulation
Une méthode efficace? « Le panel citoyen, c’est très prisé, j’en ai vendu dans ma boîte de com», avoue un ancien acteur du secteur qui préfère garder l’anonymat. « Mais c’est le dernier attrape-nigaud que nous vendons aux partis et autres groupes de pression, parce que les sondages et autres études à bas prix sur internet ont tellement perdu leur crédibilité qu’il faut bien donner l’illusion que nous proposons de la valeur ajoutée. L’échantillon n’est pas tiré au hasard et toutes les manipulations du groupe de citoyens sont possibles. Il n’y a pas de contrôle des interventions des experts que les citoyens peuvent entendre avant d’avoir leur discussion. Cela donne l’apparence de discussions très ouvertes, mais un meneur de panel habile saura parfaitement mener les citoyens où il veut les mener. Et faire qu’il préféra sauver la grand-mère Lisa ou son petit-fils Cédric. Selon que vous vendez des médicaments pour maladies rares ou des prothèses de hanche, il peut évidemment être plus intéressant de faire pencher la balance dans un sens ou l’autre.»
Pour le professeur Michel Roland, qui enseigne la médecine générale et la médecine sociale à l’ULB, « solliciter l’avis de la population est a priori une bonne idée. Mais parfois, la manière de poser la question induit radicalement la réponse. Sans doute un quidam peut-il parfaitement trancher une question éthique. Mais encore faut-il que l’on ait informé du contexte exact dans lequel il tranche. Beaucoup d’informations santé mettent l’éclairage sur l’équipement ou la nouveauté thérapeutique, mais en laissant dans l’ombre l’essentiel. Il ne faut pas en tout cas que le recours au public soit juste un alibi à bon prix pour faire adopter un agenda caché des pouvoirs publics »…
Vers le rationnement?
Pourtant, l’ambition de ce travail est majeure : « Il faut pouvoir séparer ce qui vaut vraiment la peine. Il est utile de tenir compte des aspirations et des valeurs des gens de la société, en dehors des émotions de l’instant. Les résultats de cette enquête seront un précieux outil de décision sur les valeurs sociétales. Faut-il prolonger la vie à tort et à travers ou privilégier la qualité de vie ? Il est légitime que le citoyen qui ne recevra pas un nouveau traitement disponible sache au nom de quelles valeurs cette décision sera prise», explique Raf Mertens, directeur du KCE. Un point de vue qui accrédite l’idée que le rationnement des soins, soit le concept selon lequel chacun ne disposerait plus du maximum de moyens disponibles mais que certains soins seraient réservés à une partie de la population, n’est plus une idée tabou. Vous en doutez? Une enquête commissionnée par l’INAMI montre clairement que près de la moitié des Belges, tant au Nord qu’au Sud du pays, tant pauvres qu’aisés, sont déjà acquis à l’idée même du rationnement: plus de quatre sur dix des 2200 sondés tirés au sort dans le registre national estiment que l’on ne doit pas greffer un cœur artificiel aux malades de plus de 85 ans. Un sur deux estime que dépenser 50.000 euros pour prolonger de deux mois un malade en phase terminale reste une bonne idée. Mais un sur trois trouve qu’il faut mieux y renoncer si le patient affiche plus de 85 ans au compteur. Même une année de vie dans le coma ne vaut pas ce prix-là quand on a atteint cet âge vénérable, pour un Belge sur trois. «On peut être choqué, mais mieux vaut voir les choses en face et ensuite pouvoir intervenir sur les tabous et les malentendus », explique le professeur Mark Elchardus (VUB), qui a réalisé l’enquête. «Il ne faut pas regarder que les verres vides, mais aussi les pleins: seuls 3% des Belges sont partisans de ne pas avoir du tout de système de sécurité sociale. Aux États-Unis, un citoyen sur trois en est partisan».
Principe éthique
Quand on leur pose la question de savoir si tout le monde doit continuer à recevoir autant que par le passé, une partie de l’opinion sondée renâcle clairement : de 20 à 40% des gens se disent prêts à accepter que l’on traite différemment les gens selon leur style de vie. Et donc soit qu’on leur demande de cotiser davantage pour le même service ou d’être moins remboursés en cas de problème, ce qui revient au même. Ainsi seraient pénalisés ceux qui attrapent un cancer de la peau après s’être trop exposés au soleil (19% sont pour), ou qui font un infar après avoir mangé trop gras et trop peu bougé (23%). On grimpe à un tiers pour ceux qui ont attrapé le sida après des relations non protégées ou ceux qui souffrent d’un cancer du poumon après avoir trop fumé. Même tarif pour ceux qui ont un accident sans porter de casque. En cas d’accident après consommation de drogue, le taux grimpe à quatre Belges sur dix qui estiment que le patient devrait être moins remboursé parce que sa responsabilité individuelle est engagée dans sa pathologie. «Ce sont des sujets très délicats. Car il faut pouvoir expliquer que les pratiques liées à cette opinion sont dangereuses. Les études ont d’ailleurs montré que les patients qui adoptent un “mauvais style de vie” ne coûtent pas davantage à la Sécu, parce qu’ils meurent plus tôt, ce qui représente une économie pour le système de santé. Par ailleurs, nulle part dans le monde n’a été démontré qu’instaurer un tel système porte une vertu dissuasive. De tels comportements sont souvent liés à l’éducation, à la génétique et au déterminisme social. Et puis, comment faire sans instaurer un état policier ? Garder un système qui n’exclut personne tient du principe éthique. » On ne peut mieux dire…