Espace de libertés | Juin 2014 (n° 430)

Le paradoxe du progrès régressif


Chronique

S’il est une notion qu’accaparent bien des politiciens et des scientifiques, c’est le progrès. Mais le progrès, c’est quoi? Vaste question. Cette notion s’est laissé absorber dans une vacuité de sens qui arrange bien du monde.


Le Candide de service pourrait penser qu’il y a progrès dès lors que tout ce qui vit sur terre gagne en confort et en plaisir. C’est certainement sur ces bases que la recherche du progrès a débuté. Une telle idée nous semble, aujourd’hui, relever de l’utopie ou d’une naïveté risible. Depuis l’apparition de la roue et des outils, le progrès se mesure davantage en avancées techniques qu’en terme de bien-être (sauf au Bhoutan). Jusqu’à un certain stade, on pouvait admettre que la technique représentait un progrès. Les outils déjà cités, les moyens de communication, la médecine…

Toutefois, avec le temps et la marchandisation généralisée des techniques, le progrès s’est éloigné de l’intérêt général pour servir les intérêts commerciaux. Il s’est aussi détaché de l’utilité pour se focaliser sur la rentabilité. Les citoyens n’ont plus voix au chapitre en ce qui concerne les objets du progrès. Ce n’est plus eux qui décident de ce qui est bon, mais les entreprises, en fonction de ce qui leur rapporte. Certes, chacun sait cela. Mais il est parfois bon de le rappeler en termes clairs.

Dès les années 1950, Jacques Ellul expliquait déjà que la technique, non seulement finit par asservir plutôt qu’à aider, mais est elle-même victime de sa propre finitude (1). Les nouvelles techniques engendrent de nouveaux problèmes, pour résoudre lesquels il faut trouver de nouvelles techniques. Elles se trouvent également dans une situation de concurrence. La course à la performance technologique est en réalité une course à l’échalote, dont les actionnaires des fabricants sont –jusqu’à nouvel ordre– les seuls réels bénéficiaires.

Le progrès technicocommercial n’est pas infini. Il se heurte, ou se heurtera, à la limitation des ressources, qu’il s’agisse des ressources naturelles, humaines ou celles que contient le portefeuille des consommateurs. Il y a hélas! bien longtemps que le « progrès » ne profite plus au bien commun. Les avancées technologiques ultra-rapides creusent toujours davantage le fossé entre les pauvres et les riches, et notamment en matière d’accès au savoir. Quant aux progrès de la médecine, l’essentiel de la recherche médicale étant désormais effectuée (ou financée) par les laboratoires pharmaceutiques, il ne faut pas s’étonner que l’on investit davantage dans les médicaments qui diminuent le cholestérol que dans les traitements contre la malaria ou les maladies orphelines, jugés non rentables.

Face à cette vision mercantiliste, on peut reprendre l’idée d’Ellul, selon qui le progrès technique se dissocie complètement de l’invention –cette dernière étant le ferment d’un progrès possible. Dès lors, le progrès technique est antinomique du progrès humain et constitue une régression. Par l’asservissement qu’il entraîne, il appauvrit également la connaissance, puisque l’homme ne doit plus réfléchir pour résoudre les difficultés. Nous devenons des moutons qui broutent une herbe éternellement verte, mais truffée de brins toujours plus nombreux de gazon synthétique et breveté. Bon appétit.

Dans le même ordre d’idées, on peut citer le secteur économique qui a produit les plus grosses fortunes du monde: l’informatique. L’obsolescence programmée, qui rend appareils, logiciels et systèmes d’exploitation inutilisables au bout d’un certain laps de temps, est une pratique parfaitement immorale, une escroquerie planétaire sans précédent qui dure depuis bientôt 100 ans (2). En un siècle, aucun élu, aucun juriste, aucun « homme de bien » n’a fait quoi que ce soit pour empêcher cette arnaque, bien difficile à discerner, il est vrai. Mais en 100 ans, tout de même…

Pire: aujourd’hui, nos États eux-mêmes, par l’informatisation et la dématérialisation de toutes les données et de tous les documents, se sont rendus esclaves des multinationales de l’informatique. Imagine-t-on un État voter une loi limitant l’action de ses fournisseurs les plus essentiels? On peut comprendre et justifier l’idée de la dématérialisation, mais pourquoi les services publics ne recourent-ils pas massivement aux logiciels libres ? Cherchez l’erreur… Et cette erreur est funeste. Elle l’est d’autant plus que, comme d’autres auteurs l’ont largement démontré (3), la finalité de la plupart des producteurs de services IT est la collecte des données des utilisateurs à des fins commerciales et publicitaires (dans un premier temps). On imagine dès lors les risques sous-tendus par les accords passés entre les gouvernements et Google ou Microsoft, par exemple.

Inutile d’assommer le lecteur avec des centaines d’exemples: on comprend bien le mécanisme pervers du progrès régressif. Il est évident qu’un tel système est appelé à s’autodétruire, mais que cette extrémité engendrera une casse certaine dès lors que nos sociétés occidentales reposent quasi entièrement sur les « acquis du progrès » technique.

Il appartient aux humains sages et avisés de réfléchir dès aujourd’hui à un modèle alternatif, volontariste et détaché de la doxa décrite ci-dessus selon laquelle « les choses finissent toujours par s’arranger » et qu’on « trouvera bien une solution ». On a bien vu ce qu’a donné la « main invisible du marché » lors de la crise bancaire et financière… Elle était bien contente de trouver tendue la main visible de l’État!

 


(1) Lire: Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul. L’homme qui avait presque tout prévu, Paris, Le Cherche Midi, 2003, 290 p., 18 euros.
(2) « Obsolescence programmée: vos appareils condamnés à mort? », mis en ligne en février 2011, sur www.consoglobe.com.
(3) Cf. Patrick Willemarck, dans Nos savoirs à l’épreuve, Bruxelles, Espace de Libertés, 2014, coll. « Liberté, j’écris ton nom ».