Espace de libertés | Juin 2014 (n° 430)

La violence institutionnelle face à l’expression du désir


Dossier

La sexualité chez le sujet âgé reste une question « sensible », qui alimente notre imaginaire. Oscillant entre fausses croyances et stéréotypes, penser une vie sexuelle chez l’âgé ne fait pas partie de nos représentations culturelles, mais semble pourtant bien faire partie de leur quotidien.


En institution gériatrique, la sexualité des personnes âgées est donnée à voir chaque jour. Celle-ci ne se révèle pas qu’à travers la génitalité mais également à travers des processus sublimatoires et des régressions érotiques. En tant que personnel soignant, exprimer ses sentiments lorsque la sexualité des âgés se manifeste est loin d’être évident en ce qu’elle confronte celui qui y est exposé à ses croyances, ses craintes personnelles. Cette sexualité âgée, contraire à l’ordre des idées reçues, ne peut dès lors s’appréhender que dans les remarques spontanées des soignants.

Dégoût

Nous sommes amenés à nous interroger sur les répercussions que peuvent avoir ces petits mots chargés de dérisions. L’expression d’une aide-soignante, « ses escalopes », par exemple, pour désigner les seins d’une résidente renvoie au dégoût qu’inspire le corps marqué par le vieillissement. Elle désamorce l’angoisse de la soignante, mais vient souligner l’expérience douloureuse du corps qui se transforme. Tout se passe comme si, à l’âge de cette patiente, on niait ce qui faisait d’elle un être sexué. Ses seins ne valent plus la peine d’être désignés. De ce fait, on la dépare d’une partie de son identité.

D’ailleurs, le délestage est d’usage dès l’entrée en institution. On encourage l’abandon des bijoux, de tous les effets qui contribuent à souligner la beauté. On renonce jusqu’à la lingerie. Les soutiens-gorge sont confisqués sous prétexte qu’il s’agit là de « trucs » trop compliqués à mettre. L’assignation « truc », met en évidence le caractère « désexué » de cet objet dans le contexte de la vieillesse. Mais en privant les pensionnaires d’un symbole de l’identité féminine, on les prive en même temps d’un rite qui a ponctué leur vie, qui contribuait à se repérer dans le temps par rapport à chaque journée qui commence ou se termine.

Y croire encore

Quelques pensionnaires continuent de se maquiller quotidiennement. Dans le propos des soignants transparaît un certain attendrissement, comme un hommage à ces femmes qui tentent de rester belles en dépit des effets du vieillissement. « C’est beau d’y croire encore. » En continuant à croire à la nécessité de rester coquette, l’âgée se situe comme sujet désirant et donc vivant.

Une résidente se maquille chaque matin. Ses gestes sont maladroits et on dit souvent d’elle qu’elle ressemble à un clown. On la dit pathétique, qu’elle ne voit plus ce qu’elle fait. L’émotion à laquelle renvoie le pathétique de la situation nous parle ainsi de la souffrance des observateurs. Ce qui bouleverse l’entourage dans le comportement de cette patiente, c’est peut-être ce que ce rite traduit du refus désespéré du vieillissement, autant que le repli dans un face-à-face avec soi-même par l’intermédiaire du miroir, entraînant peu à peu la disparition de la relation à autrui.

En de nombreuses occasions, le personnel soignant est confronté à une demande affective de la part des pensionnaires. Celle-ci s’exprime par le désir d’un contact corporel. Ce besoin d’être cajolé peut être mis en résonance avec la valeur apaisante et réconfortante des premiers liens maternels. Seulement, cette fonction maternelle engage la soignante dans une réciprocité obligée qui peut la mettre mal à l’aise dès lors qu’elle révèle le plaisir que prennent les âgés. Ce qui pourrait n’être qu’un besoin prend la forme d’un désir dès lors que la parole est là. La mise en parole du plaisir pris par l’âgé le fait passer d’une position d’objet de soin à une position de sujet désirant.

L’expression du désir

Lors des relations entre soignantes et pensionnaires masculins, il est des moments particuliers, comme celui de la toilette, où le désir surgissant de façon brutale vient s’imposer de façon intrusive pour la soignante. Ce désir va être nié et considéré à tort comme obscène par le fait qu’il vient raviver des fantasmes œdipiens. Un moyen de se défendre contre la résurgence du père menaçant étant de le transformer en petit garçon; ce que l’on observe souvent dans la façon de réprimander les âgés.

La vieillesse est un moment de déstabilisation narcissique important. La recherche du plaisir auto-érotique peut alors venir comme une possibilité de se satisfaire, en faisant l’économie d’un rapport « dangereux » à l’autre qui pourrait directement confronter le sujet âgé à ses limites. Alors que la sollicitation du contact corporel est vécue par la soignante comme une intrusion, les manifestations auto-érotiques renvoient inconsciemment la soignante à ses propres culpabilités, qui mettent alors en place un processus accusatoire qui vise à faire expier une faute.

On voit toute la difficulté, en institu- tion, d’aménager un espace d’intimité où les mots et les attitudes du personnel soignant permettraient de répondre le plus justement à la demande de l’âgé, laissant ainsi la place à l’expression du désir.