Quoi de plus commun et de plus universel que le fait de vieillir? Et paradoxalement: quoi de plus dérangeant que de devoir faire face à notre vieillissement et celui de nos proches? Si ce phénomène nous concerne tous de manière plus ou moins égalitaire, il est en revanche bien plus complexe pour un individu devenu âgé d’être en situation de pauvreté ou de vieillir pour une personne vivant dans la précarité.
Les questions de « la vieillesse » et « la pauvreté » s’entremêlent tour à tour, ou simultanément. Alors que la première, universelle et irréversible, est inévitable et que l’autre, particulière et individualisée, s’étend. Reprenons quelques-uns des enjeux saillants qui aujourd’hui qui lient ces deux états de fait.
Retraites indécentes
Être vieux, c’est à la fois subir le stigmate des signes physiques du vieillissement et être socialement assigné à la figure du « vieux », du « sénior », de membre du « 3e âge ». Être vieux c’est aussi, au bout d’un temps, être doucement mais sûrement « diminué », malgré soi, physiquement ou psychiquement. C’est être mis à côté de la vie professionnelle, pour un retour à la sphère privée et en conséquence, recevoir un revenu lié à ces années de travail. Mais c’est, dans le cas de carrière d’ouvrier-ère, d’indépendant-e, et/ou de carrières mixtes, tout en changements, faites de petits contrats déjà précaires, diversifiés, recevoir peu. Très peu. Beaucoup de pensions ne permettent pas de vivre décemment.
Au-delà de ces « retraites indécentes », la GRAPA (garantie de revenu aux personnes âgées) permet de vivre tout juste au dessus du « seuil de risque de pauvreté » (1). Mais bien des personnes isolées ou en couple ne s’en sortent pas. Être vieux signifie donc pour une majorité de personnes, être ou devenir précaire ou pauvre. Être précaire ou « pauvre », c’est d’abord se situer en dessous d’un seuil (arbitraire) qui permet de quantifier, objectiver et chiffrer le phénomène. Et au-delà de ces seuils arbitraires, c’est vivre et subir une situation de « déprivations » multiples qui ont notamment un impact direct sur la vie quotidienne, la santé, etc.
Être vieux et être pauvre, c’est vivre plus dangereusement sur le fil que tous ceux qui vivent sur le fil… Être vieux et ne pas pouvoir l’ « assumer » ou se soigner, c’est devenir un être extrêmement vulnérable parmi les vulnérables. C’est, très concrètement et sans vouloir sombrer dans le misérabilisme, opérer des arbitrages quotidiens entre manger et se soigner, se soigner et se chauffer… Mais c’est aussi rester à domicile dans des conditions complètement inhumaines (2) ou se faire expulser, dépendre des décisions des autres (familles, professionnels), se faire institutionnaliser plus vite que les autres et sans avoir le choix mais c’est avant tout, ne pas avoir accès à des soins et des services parce que l’on ne dispose pas de ressources pécuniaires et/ou sociales suffisantes.
Parce que la maison de repos est déjà un luxe et que la MRS de secteur public ne pourra plus, si elle continue à exister, assumer des clients « non payants »…
Que l’on soit devenu précaire en entrant dans le temps de la vieillesse ou qu’on l’ait toujours été mais que cela devienne alors insupportable, être pauvre et être vieux forment ensemble la réalité crue de milliers de personnes en Belgique qui implique souvent d’être malade, affaiblie et de mourir dans son coin, silencieusement.
Éléments de fragilisation
Dans le mouvement de précarisation à l’œuvre depuis un certain temps, trois éléments contribuent à une fragilisation extrême de ces deux états de fait.
- Premièrement, être une femme augmente la probabilité de vivre, en vieillissant, dans une situation où les conditions matérielles d’existence sont difficiles, avec une importante insuffisance de revenus. Les femmes sont extrêmement désavantagées par rapport aux hommes. Leur plus longue espérance de vie les expose davantage et plus longtemps à une existence précaire due au fait que de nombreuses femmes n’ont pas, ou peu travaillé. Et si elles l’ont fait, souvent à temps partiel. Les femmes ont eu la primeur des carrières que l’on connaît aujourd’hui, précaires, faites de ruptures, de temps d’activité et d’inactivité qui s’enchainent. D’autres n’ont eu qu’une très courte vie professionnelle, voire aucune. Vieillissantes et/ou veuves, les pensions sont inexistantes ou très faibles…
- Deuxièmement, le fait d’être isolé quand on est âgé-e est extrêmement préjudiciable. Sans famille, sans amis, le manque d’aide dont nous avons alors besoin peut être fatal à certains moments clés ou critiques de sa trajectoire. Quand on est isolé, l’aide à la vie quotidienne, la possibilité de trouver de l’aide à domicile, l’accompagnement à des rendez-vous médicaux, le transport vers des lieux de soins, sont inexistants. Cette absence influence de façon déterminante le parcours des personnes âgées.
- Troisièmement, le fait d’avoir été migrant peut souvent avoir un impact négatif sur les conditions de vie des individus vieillissants et pénaliser les personnes. Tout d’abord par un montant faible de pension qui concerne souvent des catégories de métiers peu rémunérés, et/ou des carrières incomplètes et/ou non linéaires. Ou d’autres éléments peuvent alors intervenir et influencer le parcours: être loin de sa famille et coincé, sans famille, pour se soigner, pour conserver des droits ou à l’inverse, coincé dans sa famille…
Les éléments cités ne sont pas exhaustifs. Mais si nous devions additionner ces caractéristiques, le portrait de « l’individu vieillissant le plus fragile » dans le groupe de ces individus déjà vulnérables serait celui d’une femme, très âgée, en situation dite de « dépendance » physique ou psychique, migrante et complètement isolée. Loin de l’idée de défendre une approche de politiques publiques par « groupes cibles » de facto, excluante, ce profil stéréotypé à l’extrême tente simplement de montrer que l’on peut cumuler plusieurs caractéristiques discriminantes et porteuses d’inégalités en même temps. La combinaison de ces deux faits, « être vieux » et « être pauvre », donne naissance à des nœuds et à des situations de vie où il est alors question de vie indécente et indigne, voire à certains moments, de mort prématurée, accélérée en raison du manque de ressources et la déprivation matérielle et sociale.
Si l’espace de liberté-s individuelle-s et de libre arbitre semble doucement se réduire au fur et à mesure que l’on avance dans son parcours de vie, le fait d’être pauvre et/ou précaire, d’être une femme, isolé-e, migrant-e vont tour à tour accentuer la fragilité potentielle de la situation. L’évolution de la structure de la population conjuguée aux mouvements de précarisation fait certainement de la précarité/pauvreté et du vieillissement conjugués l’un des plus grands enjeux de notre société du XXIe siècle et sans doute l’un des indicateurs les plus symptomatiques de son évolution.
(1) Le taux de risque de pauvreté est une convention, il est fixé à 60% du revenu médian national. Source: Service de lutte contre la pauvreté: www.luttepauvrete.be.
(2) Parce que la maison de repos est déjà un luxe et que la MRS de secteur public ne pourra plus, si elle continue à exister, assumer des clients « non payants »…