Espace de libertés | Juin 2014 (n° 430)

Bruxelles, ville refuge pour les écrivains


Arts

Depuis 2009, l’International Cities of Refuge Network (ICORN) permet à des écrivains et des journalistes muselés, voire menacés de mort dans leur pays à cause de leurs écrits, de reprendre la parole et la plume. Pour la troisième fois, Bruxelles accueille un « réfugié littéraire ».


Coordonné par Passa Porta, la maison internationale des littératures à Bruxelles, le projet Victor Hugo/ICORN a pour objectif de faire de la capitale belge « une ville ouverte et une terre d’accueil pour les écrivains subissant menaces et persécutions » au nom de la liberté d’expression et de presse.

D’Amsterdam à Miami en passant par Mexico City, une quarantaine de villes comptent actuellement parmi les membres du réseau. La ville de Bruxelles l’a rejoint en 2009 et a accueilli le journaliste serbe Dejan Anastasijevic, ancien correspondant de guerre. Il a publié de nombreux articles dénonçant les actes de violence perpétrés contre les Albanais du Kosovo avant de témoigner contre Milosevic au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye. Son travail d’enquête porte aujourd’hui principalement sur le crime organisé et l’insécurité en Serbie où sa famille et lui font toujours l’objet de menaces.

En signant la charte « Bruxelles, ville refuge » le 12 février dernier, Passa Porta et les quatre universités bruxelloises (ULB, VUB, Université Saint- Louis, Hogeschool-Universiteit Brussel) se sont engagées à accueillir un auteur persécuté pour une période de deux ans « afin de lui permettre de se faire une place à part entière dans un nouvel environnement politique, social et culturel et de lui offrir un espace où il pourra s’exprimer librement et présenter son œuvre littéraire ». Ainsi, après Dejan Anastasijevic en 2009-2010 et le romancier et nouvelliste russe Boris Korkmazov en 2011-2012, Ali Amar, auteur et journaliste marocain de 42 ans, censuré dans son pays pour ses révélations sur les coulisses du pouvoir et de la monarchie, est arrivé à Bruxelles début 2014.

Les problèmes de liberté d’expression auxquels Ali Amar a été confronté au Maroc en tant que journaliste ont été nombreux, à commencer par l’aventure de feu l’hebdomadaire indépendant Le Journal qu’il a cofondé. Selon lui, la raison pour laquelle il a cessé de paraître est éminemment politique, bien que les autorités aient maquillé leur décision judiciaire de mettre les scellés au Journal et d’en interdire définitivement la publication par des arguties financières: « Depuis sa fondation en 1997, Le Journal avait apporté un vent frais dans la presse marocaine alors moribonde, bridée par les tabous et les lignes rouges tracées par le pouvoir. Pendant une dizaine d’années, nous avons constitué un aiguillon pour le régime par nos enquêtes au cœur du système monarchique, économique, sécuritaire… Notre indépendance de ton, nos investigations incessantes, notre refus de suivre aveuglément la propagande d’État sur tant de dossiers sensibles, tout cela a fini par exaspérer l’État profond qui a fini par décréter notre fin. » (1)

Ses deux livres Mohammed VI, le grand malentendu (édité en France en 2009 et censuré au Maroc) et Paris-Marrakech: luxe, pouvoir et réseaux (coécrit avec le journaliste Jean-Pierre Tuquoi du Monde et publié en 2012, il a malheureusement subi le même sort que le premier au Maroc) lui ont valu l’opprobre du Makhzen. « Il est toujours pour moi significatif de constater que mes livres se trouvent en tête de gondole dans certains grands groupes de librairies à Paris et pas dans les rayons des mêmes enseignes à Casablanca ou Marrakech. C’est toute l’illusion du Maroc d’aujourd’hui où la modernité n’est souvent qu’une façade, constate l’écrivain. Tant la Couronne détient non seulement l’essentiel du pouvoir politique, mais est protégée par un halo de sacralité qui est traduit dans les textes de loi, s’aventurer à enquêter sur le roi du Maroc, sa famille ou son premier cercle vous expose à la censure et à des peines privatives de liberté que ce soit par voie de presse ou par la publication d’ouvrages. »

Ali Amar de manque pas d’inspiration pour mettre à profit sa période de résidence à Bruxelles: « C’est d’abord pour moi une chance, grâce à un partenariat conclu entre les universités bruxelloises et Passa Porta, de pouvoir échanger avec les étudiants et le corps professoral et plus largement avec le public belge. Cette année, la Belgique et le Maroc célèbrent les 50 ans de l’immigration marocaine, l’occasion de revenir sur cette histoire commune, d’en comprendre les enjeux et l’avenir. Je crois que ce genre d’expérience est indispensable dans le dialogue que nous devons instaurer entre intellectuels du Maroc et de Belgique pour dépasser le simple cadre des relations bilatérales entre nos deux pays. » Les conférences qu’il animera en Belgique alimenteront ainsi ses futurs écrits. Dans la tête d’Ali Amar trotte l’idée d’un remake de son second livre, mais cette fois-ci dans le cadre des relations belgo-marocaines.

 


(1) Amélie Dogot, « Ali Amar, réfugié littéraire à Bruxelles », dans Esprit Libre, n°32, avril-mai 2014, pp. 24-25.