Espace de libertés | Juin 2014 (n° 430)

Une société de la désubjectivation?


Libres ensemble

La critique de la domination sociale a souvent emprunté deux voies différentes. Société d’exploitation ou société d’aliénation ?


Pour la première, la société (industrielle) est une société d’exploitation : l’ouvrier est privé d’une partie significative des fruits de son travail.
Pierre Denis, par exemple, dans son programme sur l’égalité sociale publié par Jules Vallès dans Le cri du peuple réclame: «L’organisation du crédit, de l’échange, de l’association, afin d’assurer au travailleur la valeur intégrale de son travail. » (1)

La deuxième voie reproche à la société (post-industrielle) d’être une société de l’aliénation. Alain Touraine l’exprime ainsi: « Notre société est une société de l’aliénation, non parce qu’elle réduit à la misère ou parce qu’elle impose des contraintes policières, mais parce qu’elle séduit, manipule et intègre. Les conflits sociaux qui se forment dans cette société […] opposent moins le capital au travail que les appareils de décision économique et politique à ceux qui sont soumis à une participation dépendante. » (2)

Reconnaissons que ces deux voies critiques ont pu être opposées l’une à l’autre. Ainsi les étudiants qui, en mai 1968, se sont établis dans les usines et y ont attaqué le pouvoir des petits chefs, au nom de la liberté individuelle, ont pu laisser derrière eux bien des regrets: « En y réfléchissant, je me rends compte que je leur en veux pas mal. Ils étaient sincères, mais ils ont beaucoup contribué à casser le PC et les syndicats, davantage que les patrons. […] Je prends la fameuse phrase de Mao comme exemple: “Plutôt que donner un poisson à quelqu’un, apprends-lui à pêcher.” Ils nous ont appris à pêcher, mais ils sont repartis avec la canne à pêche. » (3)

Nous voudrions nous demander ici si les sociétés (hyperindustrielles) qui sont les nôtres n’exigent pas de penser une forme de domination qui combine de manière indissociable exploitation et aliénation. Nous aimerions les nommer sociétés de la désubjectivation.

La désubjectivation au travail

Pierre Bourdieu a montré la voie: il a accusé le néolibéralisme de vouloir réaliser l’utopie d’une exploitation sans limites en identifiant son recours à des techniques d’assujettissement: stratégies de « responsabilisation », exigences d’implication totale dans la tâche, exigences d’autocontrôle, de mobilisation, d’adhésion (aux « valeurs » de l’entreprise définies unilatéralement), de croyance dans ses « projets », etc.

Bref on pourrait dire que l’exploitation accrue passe par une mobilisation plus contrainte des ressources subjectives.

Mais il faut bien identifier de surcroît que cet assujettissement impose l’abandon, voire la destruction des ressources subjectives individuelles et groupales existantes chez les travailleurs. Danièle Linhart a bien montré que le sens que l’on pouvait donner au travail reposait sur sa part subjective (et non déterminée par l’intérêt): sentiment (souvent fier) d’être utile à la société, capacité des collectifs à s’organiser de manière créative pour « faire tourner » la production, possibilité de nouer des relations sociales libres avec les collègues, par exemple. La mobilisation par assujettissement implique évidemment une désubjectivation des individus et surtout des groupes pour qu’ils puissent se comporter comme des petits soldats de la mobilisation subjective décidée en haut et s’auto-exploiter en conséquence. D’où l’extrême désillusion de ceux qui « y ont cru » et qui sont néanmoins abandonnés par l’émetteur des valeurs de partage, d’adhésion, et de communauté auxquelles ils ont dû souscrire: tous sont surmobilisés « dans le même bateau »… jusqu’à ce que ses capitaines décident de lever l’ancre en abandonnant l’équipage!

La désubjectivation de ceux qui sont privés de leur droit fondamental au travail

Les politiques sociales actuellement déployées exercent une violence symbolique extrême sur leurs « bénéficiaires ». Celle-ci s’exprime notamment dans le fait que les ressources subjectives dont nous avons parlé (recherche de l’utilité sociale, créativité, socialité libre), qui restent présentes chez ceux qui sont privés d’emploi, leur sont déniées par les politiques menées en leur faveur. Une recherche qualitative que nous avons menée (4) à propos de la situation de jeunes qui sont décrits comme « NEET » (Not in Employment, Education or Training) montre que ces jeunes entendent ne pas se cantonner au statut d’objet d’aide (ils exercent de nombreuses solidarités), déploient une créativité de survie, nouent des relations sociales même quand ils sont victimes de processus d’isolement. Les politiques sociales les décrivent néanmoins comme désactivés, consommateurs de service et d’assistance, désocialisés.

Le comble de la violence symbolique est atteint lorsque ces mêmes politiques présentent le problème comme étant la solution: les bénéficiaires ne sont-ils pas « invités » à vivre une liberté individuelle formatée en définissant des « projets », en signant des « contrats » définis unilatéralement et qui n’engagent guère ceux qui les leur imposent, bref en « s’impliquant » de la manière même dont le management néo-libéral contraint ceux qui disposent d’un emploi?

L’engrenage de la désubjectivation

Mais que dire alors des travailleurs sociaux qui sont eux-mêmes contraints par le management d’imposer de telles modalités d’implication à ceux qui sont privés d’emploi? Ces travailleurs vivent la double contrainte dans laquelle ils doivent enfermer les personnes qu’ils aident: les « ayant droit » (sic) doivent sous leur houlette se définir obligatoirement un projet « personnel » dans la forme imposée par la politique d’activation; être créatifs de manière programmée; se « socialiser » tout en s’inscrivant dans une catégorie bureaucratique si ce n’est stigmatisante, etc.

Les travailleurs sociaux œuvrant dans ce contexte vivent aussi une double contrainte et éprouvent souvent un sentiment d’abandon de la part de l’État: obligés d’exercer un contrôle sous couvert d’apporter une aide, de « faire du chiffre », de mener des enquêtes suspicieuses alors même que le principe fondateur de tout travail social consiste à construire une relation de confiance qui institue une relation d’intersubjectivité, ces travailleurs se voient en outre reprocher très souvent de constituer un coût excessif pour la collectivité.

À l’instar des « jaunes » qui devaient remplacer les ouvriers qui luttaient contre l’exploitation de leur temps en arrêtant le travail, à l’instar des ouvriers qui vivent la honte de rester alors que leurs collègues sont licenciés, ne se disent-ils pas parfois qu’ils ont un travail du fait même que les autres n’en ont pas ou plus?

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Perte d’emploi, perte de soi. De 1993 à 1995, trois plans sociaux ont conduit au licenciement de 2550 personnes aux usines Chausson entraînant la fermeture définitive et la disparition de la marque. © Oxfam Hartog

Danièle Linhart, en étudiant une fermeture d’usine qui s’est réalisée en plusieurs étapes (l’usine Chausson à Creil) évoque dans ce contexte une « perte de soi » produite par l’autodestruction du collectif: « Tous ne font pas grève lors de ce premier plan de licenciement, qui frappe un millier de personnes, et cela sera source de fortes tensions. Ceux qui sont les plus dépendants de la communauté Chausson, qui ont tout investi en elle, tant sur le plan professionnel que personnel, ceux qui se sont “faits” à travers elle ne peuvent se résoudre à la mettre en danger en manifestant ou en faisant grève intempestivement. Pour qu’elle continue, ils vont en détruire d’une certaine façon le fondement, les valeurs, la solidarité, la culture, les règles du jeu du monde ouvrier. La direction leur ayant fait croire que les licenciements étaient indispensables pour la survie et la pérennité de Chausson, ils se sont fait violence, se sont désolidarisés, ont accepté que certains d’entre eux partent, soient sacrifiés pour que d’autres puissent continuer, et ce malgré une solidarité bien réelle, inscrite dans leur vie quotidienne au travail. » (5)

Cette « perte de soi » collective puis individuelle est poursuivie par la manière dont les politiques sociales sont aujourd’hui conçues et la façon dont elles imposent des solutions qui aggravent le problème; elle contamine aussi les agents qui tentent d’y apporter remède. C’est pourquoi, au vu de cet engrenage, il nous paraît fondé de parler aujourd’hui d’une société de la désubjectivation –ce qui constitue aussi une manière d’inviter à nouer des alliances inédites entre tous les acteurs qui pourraient se reconnaître dans une lutte pour un droit à la subjectivation libre, droit qui n’est légitime que s’il est reconnu à tous.

 


(1) Cité par Bernard Noël dans son Dictionnaire de la Commune, tome 1, Paris, Flammarion, 1978, p. 159, rubrique « communalisme ».
(2) Alain Touraine, La société post-industrielle, Paris, Denoël, 1969, p. 15.
(3) Témoignage cité par Jean-Pierre Le Goff dans son ouvrage Mai 68 : l’héritage impossible, Paris, La Découverte, 2002, p. 220.
(4) « Qu’ont à nous apprendre les NEET’s ? », sur www.oejaj.cfwb.be
(5) Daniel Linhart, avec Barbara Rist et Estelle Durand, Perte d’emploi, perte de soi, Toulouse, Erès, 2009, p. 115.