Espace de libertés | Juin 2014 (n° 430)

Droit de suite

Aussi kitch qu’il soit, le concours Eurovision de la chanson est une belle vitrine de l’évolution de nos sociétés européennes et de la résurgence des courants conservateurs religieux en Europe. Il est intéressant de constater que les plus grosses polémiques qui ont marqué cet événement n’ont pas été d’ordre politique, mais du registre sociétal. Et que chacun de ces « scandales » est lié la question du genre : c’est-à-dire des rôles, comportements, activités et attributs qu’une société considère comme appropriés pour les hommes et les femmes.

En 1998, la chanteuse Dana International remporte le concours. Cette victoire est un symbole pour l’Europe qui reconnaît socialement que le sexe biologique à la naissance peut être en inadéquation avec le sexe psychologique (l’identité sexuelle) et qu’une chirurgie de réassignation sexuelle est légitimement réalisable.

En 2000, les deux membres masculins du groupe Ping-Pong représentant Israël font scandale en échangeant un baiser pendant le refrain de leur chanson. En qualifiant le groupe parmi les 24 pays qui participèrent à la finale, l’Europe expose et admet une sexualité humaine non conforme à la norme et au dictat des doctrines religieuses imposant une finalité de reproduction à l’activité sexuelle.

En 2013, la chanteuse Krista Siegfrid, venue représenter la Finlande, interprète la chanson « Marry Me » véritable hymne au mariage homosexuel. Cette même année, la France devient le septième pays d’Europe à ouvrir le mariage civil aux couples de personnes de même sexe, malgré l’opposition gigantesque de mouvements politiques et religieux.

L’édition 2014 marque une nouvelle étape dans la déconstruction du genre. Tom Neuwirth, alias Conchita Wurst (prénom féminin, suivi ironiquement du nom de la célèbre saucisse germanique) joue sur l’ambiguïté masculin/féminin à l’extrême en se présentant au concours vêtu d’une robe moulante, d’une perruque et portant la barbe. Il montre qu’on peut être homme (dans ses caractères sexuels biologiques) tout en s’identifiant, sur scène pour le moins, comme femme (dans son identité sexuelle psychologique). La barbe est la provocation ultime, car à l’inverse de Dana International qui tente de coller au mieux à la représentation glamour qu’elle se fait du genre féminin, Conchita signale qu’elle se moque des catégories.

La participation et la victoire de la candidate représentant l’Autriche ont suscité des réactions politiques extrêmement violentes à l’instar de l’ex-présidente du Parti chrétien-démocrate français, Christine Boutin, qui écrit sur son compte Twitter : « Malaise devant #conchitawurtz image d’une société en perte de repère niant la réalité de la nature humaine. Non à cette Europe-là ! »

En Russie, alors que Conchita arrive troisième du vote par SMS, le président du Parti libéral-démocrate Vladimir Jirinovski déclare : « Notre indignation est sans limites. C’est la fin de l’Europe. Il y a cinquante ans, l’armée soviétique a occupé l’Autriche. La libérer a été une erreur. On aurait dû rester. »

Diviser pour mieux régner

C’est dire combien les caractères sexuels biologiques, la sexualité psychologique et l’attirance sexuelle sont des vecteurs fondamentaux de la construction identitaire ; et à quel point les religions ont tenté de façonner les individus à la base, en réifiant des catégories rigides fantasmatiques : celle des hommes et celle des femmes et en établissant ce qui ferait «naturellement » d’un homme un homme, d’une femme une femme. Afin de mieux contrôler les individus, les religions ont utilisé les différences biologiques qui existent entre les hommes et les femmes pour leur assigner des rôles sociaux différents. L’homme macho, hétéro, fort, riche. La femme sensible, douce, mère…

C’est de cet enfermement dans des catégories rigides régies par un ensemble de comportements attendus que découlent les différences de traitement, les inégalités et la discrimination basées sur le sexe. Or, notre société véhicule des milliers d’exemples qui mettent à mal cette dichotomie factice. Les transsexuels opérés, les transsexuels ne désirant pas changer de sexe, les travestis, les bisexuels, les homosexuels dérangent dès lors qu’ils ne se conforment pas aux diktats des catégories préétablies.

On ne peut bien sûr nier l’existence de caractéristiques déterminées socialement ou médicalement comme étant masculines ou féminines et présentes à différent degré chez chaque individu. L’exemple type, ce sont les hormones qui développent les caractères sexuels. Chaque homme, chaque femme produit tant de la testostérone que des œstrogènes. Et on sait bien qu’un homme présentant un excédent d’œstrogène va développer des caractéristiques sexuelles féminines. C’est le cas des hommes en surcharge pondérale, par exemple, qui sont sujet à la gynécomastie.

Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme, au-delà de la construction sociale que l’on s’en fait? Tom Neuwirth a compris cet enjeu et l’expose avec beaucoup d’humour et d’intelligence. Son nom de scène dénonce parfaitement l’aliénation des genres dans notre société. Conchita, le prénom féminin, est celui de la femme de ménage par excellence dans notre inconscient collectif. Wurst, la célèbre saucisse germanique, révèle l’enfermement de l’homme dans la dimension phallique. Avec une simple barbe, il a affiché toute l’absurdité du débat. Il n’y a, finalement, que des êtres humains libres et égaux en dignité et en droits, doués de raison et de conscience et devant agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. Avec cette prémisse-là, on peut facilement se passer des catégories.