Qui peut encore feindre de l’ignorer ? C’est à une exploitation forcenée de travailleurs lointains et misérables que les consommateurs occidentaux doivent, notamment, ces vêtements bon marché –ou pas, d’ailleurs– que nous portons tous. Non seulement ça ne change pas, mais ça gagne du terrain…
Un an après encore, à découvrir, ou redécouvrir, sur les petits écrans cette scène de dévastation, le rapprochement était évident. Trop peu pourtant s’y sont risqués, si quelqu’un l’a même fait à ce jour: c’est bien un « 11 septembre du travail mondialisé » (1135 morts, une centaine de disparus et plus de 2000 blessés) qui s’est produit le 24 avril 2013 au Rana Plaza de Dacca (Bangladesh). Quand s’est effondré sur ses occupants ce bâtiment de huit étages si fissuré qu’à la veille de cette tragédie, les quelque 3000 travailleurs du textile qu’il abritait (si mal) refusaient d’y retourner le lendemain. Les ouvriers étaient pourtant revenus: c’était ça ou la rue. Ce fut de toute façon la rue. Mais seulement pour les survivants encore valides qui dévoilaient alors aux caméras étrangères les noms des marques occidentales (Benetton, Walmart, Zara, Gap, Camaieu, etc.) ou de leurs filiales cousus sur les vêtements retrouvés dans les ruines.
Du 11 septembre au 24 avril
Si le sol du Rana Plaza est à ce jour aussi désolé, plus même sans doute, que le fut longtemps le Ground Zero new-yorkais, il est cependant –toutes proportions et sens commun gardés, s’entend– une différence de taille entre les deux catastrophes. Elle ne tient pas qu’au nombre de disparus: le terrorisme islamiste n’a bien sûr pas disparu, loin s’en faut, mais, dès les jours qui suivirent les attentats du World Trade Center, une formidable mobilisation anti-kamikazes était mise en œuvre de par le monde. Et à l’initiative des plus puissants chefs d’État de la planète. Il y a bien eu un après-11 septembre américain, et quel « après », comme on le sait en Afghanistan tout autant qu’en Irak! Il n’y a pas eu d’après-24 avril bengali: pas la moindre entreprise commerciale de l’Ouest ne s’est vue imposer la plus minime contrainte pour se fournir dans des usines du type « Oliver Twist » oriental du XXIe siècle. Et du tiers, sinon quart-monde.
Ce n’est pas que rien n’ait été fait. Le gouvernement de Dacca a versé des aides, réduites. Des marques ont contribué au fonds d’indemnisation des victimes et de leurs familles imaginé par des syndicats et des ONG. Trop peu: la moitié seulement des 29 firmes qui avaient recours, sciemment ou pas, aux esclaves du Rana Plaza. Du coup, ce fonds reste très en-deçà de ses objectifs: 15 millions de dollars au lieu des 40 espérés (29 millions d’euros). Et ces contributions sont à l’occasion acquittées en douce: clamer qu’on y est allé de son obole pourrait passer pour un aveu de culpabilité… En France, Carrefour et Auchan, qui persistent à se dire dupées par un fournisseur, se sont tout de même ralliés au principe d’inspection des ateliers concernés.
Le vrai prix des vêtements pas cher se paie en vies humaines. © Munir Us Zaman/AFP
Coup du travail
Principe à pratique variable. Selon les estimations en cours, après contrôle, entre 7 et 16 usines ont dû fermer, parfois partiellement, pour mise en danger de la vie de leurs forçats. Ça suffira sûrement: la seule capitale compte 1500 sites textiles, le pays tout entier 4500! Dans le premier atelier bengali venu qu’une équipe de la chaîne France 2 visitait l’autre semaine en caméra cachée et sous la qualité prétendue « d’acheteur », l’unique extincteur était vide et le plan d’évacuation de l’immeuble affiché à l’envers! Désabusé et lucide à la fois, un contremaître en soupirait dans une autre émission, de France 5 cette fois: « Les droits de l’homme? Des conneries! Voilà ce qu’ils (les passeurs de commandes étrangers) pensent ».$
Ce n’est pas tout à fait l’opinion qu’ « ils » cultivent des marges commerciales à maintenir. Publiés en 2011 par un cabinet de consultants » US, les derniers chiffres connus le faisaient apparaître clairement: de 31,3 dollars (21,7 euros) en France, le coût horaire du travail dans ce secteur dégringole à 2,1 en Chine, 1,1 en Inde pour sombrer à moins de la moitié à Dacca (0,5 dollar soit 35 centimes d’euros)! Le low cost ne désigne pas que de joyeux transports de vacances! Et, revus un peu à la hausse après les remous sociaux qui ont suivi le drame, les salaires du textile bengali ne risquent toujours pas de surcharger la facture.
Khmers bleus
Bien pis: par crainte de nouvelles embrouilles voyantes et fâcheuses, des petits et gros malins ont transféré au Cambodge une partie de la production (15%). L’exploitation (de l’homme par l’homme) s’exporte aussi bien que le terrorisme. Mauvais calcul, dans un premier temps au moins: l’hiver dernier, les forçats khmers du jean se révoltent et réclament le double de leur salaire mensuel moyen (120 euros au lieu d’à peu près 60 pour leurs homologues de Dacca). Comme au XIXe siècle en Europe, la troupe a tiré: quatre morts, les meneurs étant directement conduits en taule, et pas du genre quatre étoiles! Des grèves d’ampleur reprenaient d’ailleurs fin avril… Pour l’anecdote, 15%, c’est aussi, de source crédible, le taux de croissance de l’industrie textile bengali depuis un an! On se pince. Tristement…
Faute de dispositions internationales, d’aucuns, bien isolés tout de même, et dans des pays divers, se remuent un peu. Inspirée des revendications de diverses associations (1), une proposition de loi qui pourrait utilement en inspirer d’autres, ailleurs, a vu le jour en France. Rédigée par deux députés socialistes et une collègue Verte, elle est soutenue par tous les groupes de la gauche, même s’ils n’appartiennent pas à la majorité gouvernementale. Elle crée une « obligation de vigilance » aux sociétés-mères et aux donneurs d’ordre, tous secteurs confondus, à l’égard de leurs filiales comme de leurs fournisseurs et sous-traitants. Et les contraint, sous peine de poursuites, à s’assurer des saines conditions de travail de leurs fourmis des antipodes. Déposé à l’automne dernier, ce texte qui reprend pourtant à sa façon un engagement de campagne du président Hollande (« responsabiliser » les multinationales) attendait toujours, début mai, de venir à l’étude du Parlement. Ve République oblige, c’est le gouvernement qui fixe l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. On attend donc, peut-être pour un moment, sur fond, là-bas, loin, très loin, de crépitements de frénétiques machines à coudre. Et de troubles craquements dans les murs d’ateliers-taudis.
(1) Éthique sur l’étiquette, CCFD-Terre solidaire, etc.