Depuis les années 1980, l’Association belge pour le droit de mourir dans la dignité et son homologue flamand militent pour un règlement politique de la question de l’euthanasie. Et finalement, en 2002…
Se basant sur le rapport du 12 mai 1997 du Comité consultatif de bioéthique, le Parlement lance, après le scrutin de 1999, le chantier de la loi sur l’euthanasie, entendue au sens de la loi néerlandaise: « l’euthanasie est l’acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci ». C’est l’ « euthanasie active volontaire » de la littérature médicale.
Trois lois en une
Les partis chrétiens s’y opposent bec et ongles, invoquant « le principe du respect de la vie ». Le CVP introduit ainsi un contre-projet de loi (1) qui expose dans ses motifs que « cette tradition séculaire du respect de la vie est devenue une norme dans notre civilisation occidentale, même pour ceux qui rejettent la croyance en Dieu. La nécessité de protéger la vie se ressent le plus fortement au cours du processus menant à la mort. La valeur de la vie ne dépend pas d’un jugement individuel. »
C’est l’énoncé du principe antithétique de l’autonomie: le principe d’hétéronomie qui affirme que notre vie ne nous appartient pas! Elle appartient… à qui donc? Ici non pas à Dieu –non universellement admis– mais à la société, qui devient gardienne d’une norme « héritée », le dogme, ici le dogme chrétien. La tentative se heurte au caractère démocratique de notre société. Le 28 mai 2002, sous le gouvernement arc-en-ciel, l’euthanasie est dépénalisée sous conditions. C’est une victoire de la laïcité politique. Le droit fondamental de toute personne humaine à l’autonomie s’impose: chaque personne a droit à l’autodétermination concernant sa propre santé et sa vie, et peut désormais choisir délibérément d’abréger plutôt que d’endurer des souffrances jugées par elle insupportables.
Afin de respecter la pluralité des volontés exprimées par les patients, le législateur veille également le 14 juin 2002 à garantir une offre de soins palliatifs. La Belgique offre ainsi à ses citoyens plusieurs options de fin de vie en fonction de leur cheminement personnel.
Enfin, le 22 août 2002, une troisième loi vient révolutionner le cadre légal de la relation soignant-soigné. Elle affirme en droit ce que, selon certains, la déontologie médicale exigeait déjà par ailleurs.
« Le patient a droit, de la part du praticien professionnel, à des prestations de qualité répondant à ses besoins et ce, dans le respect de sa dignité humaine et de son autonomie et sans qu’une distinction d’aucune sorte ne soit faite. » L’autonomie du patient se voit ainsi consacrée dans la loi, et le praticien professionnel invité à la respecter.
Sous-financement
Douze ans plus tard, le débat s’est apaisé, mais des problèmes subsistent (2): le recours à l’euthanasie ne semble pas garanti partout de la même façon. Les rapports de la Commission de contrôle montrent que le nombre de patients y ayant recours semble nettement plus élevé au Nord qu’au Sud du pays. Cette tendance se corrige progressivement, notamment depuis l’intensification des formations proposées aux médecins francophones. Autre écueil: une clause de conscience a été introduite dans la loi, pour permettre au soignant qui le souhaite de ne pas avoir à concourir personnellement à une euthanasie. Aujourd’hui des institutions entières (3) invoquent la « clause de conscience » pour refuser toute demande d’euthanasie de la part de leurs patients, ce qui constitue une lecture très particulière de la loi! De surcroît, ces institutions n’inscrivent pas cette clause sur leur fronton. Le patient se retrouve ainsi piégé « en fin de parcours » (4). Quant aux soins palliatifs, ils souffrent d’un sous-financement structurel qui limite le nombre de places disponibles. L’exercice de son autonomie est donc rendu difficile pour la personne…
Les lois de 2002 ont délimité un cadre riche de promesses et de potentialités. C’est une condition primordiale pour permettre à la personne d’exercer son autonomie. Mais pour aller au bout de l’intention, il faut lui garantir les conditions d’exercer ses droits. Une deuxième condition s’impose dès lors: la société doit veiller à ce que le système de soins de santé et ses acteurs adaptent leurs pratiques conformément au cadre fixé. Enfin, une troisième condition est indispensable pour garantir l’autonomie du patient: la justice sociale.
La société offre un cadre –la loi– qui permet à la personne de poser des choix libres et éclairés, tout en veillant d’une part à lui offrir des services qui lui garantissent l’exercice de ce libre choix et d’autre part à lui fournir solidairement les ressources dont il a besoin pour exercer cette liberté.
Vision paternaliste
Associées à l’augmentation de l’espérance de vie et au vieillissement de la population, les affections chroniques (diabète, cancer…) touchent de plus en plus de personnes et engendrent une demande de soins suivis de plus en plus importante. Comment leur permettre de conserver ou d’améliorer leur qualité de vie ? Il est fondamental de considérer leur projet de vie. Il nous faut dépasser le concept de prise en charge pour aller vers celui de l’accompagnement à tous les stades de la vie. Le « patient » n’en est plus un: il est un partenaire qui va définir avec les soignants ses objectifs de santé.
Exemple proposé par un médecin en formation dans le cadre d’une étude de cas en guise d’exercice « sur papier ». « Monsieur Martin, 74 ans, est diabétique et vit seul au deuxième étage d’un immeuble sans ascenseur. Il éprouve des difficultés à se déplacer. Son médecin généraliste vient de prendre sa retraite et lui a adressé les coordonnées du confrère qui reprend sa consultation. Monsieur Martin prend l’initiative d’aller consulter ce nouveau médecin. Il ressort des analyses réalisées que le patient ne gère pas correctement son diabète: il a manifestement un taux moyen trop élevé de sucre dans le sang. L’examen clinique montre que Monsieur Martin est en surpoids, et de surcroît hypertendu. » Il est précisé aux étudiants qu’ils ont la possibilité de poser des questions au « patient virtuel », qui leur répondra par la bouche des animateurs de l’exercice.
Lors de cet exercice, quels seront les premiers mots que le futur médecin adressera à son patient sans chercher davantage d’informations? « Je vais vous mettre au régime strict, sans sel ni sucre. Je vous recommande également de l’exercice physique, etc. »… et le groupe d’abonder dans son sens, sans que les formateurs n’interviennent.
Imaginons maintenant que Monsieur Martin ait répondu lui-même: « Docteur, je vous suis reconnaissant de vos conseils. Mais avez-vous déjà mangé du pain sans sel? Je trouve cela infect. Malgré ma boiterie, je sors tous les jours me balader dans le quartier. Dois-je me priver de ma petite pâtisserie de l’après-midi qui est mon petit plaisir en fin de promenade? En fait, je venais simplement vous saluer et faire connaissance puisque le Dr X. a pris sa retraite. »
Caricature? Ne généralisons pas à partir de cet exemple vécu. Mais cette vision assez paternaliste reste véhiculée par la formation: le professionnel sait ce qui est bon pour nous, et il va nous administrer sa science… Cette posture bienfaisante, héritée du positivisme du XIXe siècle, signe une autre forme d’hétéronomie, incarnée par le soignant. Dans le cadre de sa formation, notre étudiant aurait été mis en face d’un Monsieur Martin en chair et en os, formé pour participer à ce type d’exercice. Un Monsieur Martin qui attend qu’on entende sa voix, qu’on respecte ses choix et qu’on l’accompagne dans son projet de vie…
« Toute démarche qui construit de l’autonomie est insurrectionnelle », écrit Pierre Rabhi. Alors, rappelons-nous de nous insurger pacifiquement, contre nos propres réactions de soignant le cas échéant, pour que chacun puisse toujours se lever et faire entendre sa voix, et ainsi faire respecter son autonomie quel que soit son âge ou son état de santé…
(1) Étienne Vermeersch, « Le contexte historique et éthique de la législation belge en matière d’euthanasie », dans Gérontologie et société, n°108, 2004, pp. 189-199.
(2) Marc Mayer, Euthanasie, une sérénité partagée, une question de santé publique, Bruxelles, Mémogrames, 2013.
(3) Dominique Lossignol, En notre âme et conscience. Fin de vie et éthique médicale, Bruxelles, Espace de Libertés, 2014, coll. « Liberté, j’écris ton nom ».
(4) Frédéric Soumois, « On m’a fait vivre l’enfer sur terre », dans Le Soir, 24 mars 2012, p. 8.