Espace de libertés | Juin 2014 (n° 430)

Coup de pholie

« On me voit, donc je suis » fait désormais la nique au « Je pense, donc je suis ». Je suis, j’existe, là où ça move, zappe. Je suis tendance, je suis le mouvement –grégaire– en style décalé pour être connu, trop connu. Narcisse tu dis? Connais pas… Intériorité? Tu me cherches? Oui je te cherche, même si je te vois partout, au lit, aux funérailles de Mandela, devant le Manneken Pis… en mode pause dans l’attente du label déposé par le « like » ou le commentaire qui te ressuscitera de l’anonymat.

Mais si l’interprétation n’était pas si évidente? Narcisse se contemple à l’infini dans le miroir de l’eau et se noie dans le reflet de son image. Le selfie n’existe que dans le miroir du regard de l’autre, c’est dans l’échange des regards que se fonde son identité. À l’identité stable de l’individualisme, le selfie renvoie des identifications successives à l’image qu’il donne à voir avec son iPhone et que lui renvoient les autres en le sublimant. Cette conversion de l’intimité et de l’intériorité de l’autoportrait de l’artiste en l’extimité du selfie relèverait alors davantage d’un « fait social total » qui nous en nous en dit plus sur la société contemporaine du paraître.

Déjà le perfectionnement des techniques de miroiterie au début de la Renaissance était à l’origine du genre de l’autoportrait. Se prenant pour modèle afin de scruter son intériorité, le peintre allait patiemment révolutionner les codes et devenir « l’artiste » au XIXe siècle. Journal intime chez Rembrandt, exploration du moi fascinée et angoissée chez Egon Schiele… La transfiguration progressive du sujet de la peinture, à partir du romantisme, change les rôles, le peintre –homme de métier, maître de la technique– devient l’ « artiste » qui abandonne les règles de la représentation pour se faire « voyant ».

L’impossible coïncidence avec l’intériorité qui dévore l’artiste est-elle si différente de la quête de reconnaissance du selfie dans le regard de l’autre?

Pour le philosophe Jacques Derrida, « je peux voir mon visage dans une glace, mais je ne peux pas le regarder en face dans sa nudité. Il est masqué, même à moi, par les détails de sa composition, par les traits dont il est fait, par sa propre apparence, par les conditions dans lesquelles il est montré (un dessin ou une peinture dans un cadre). Ce visage est un autre visage, que chaque spectateur peut interpréter. » (1)

Le selfie du XXIe siècle, Canut en marche sur la route du soi…?

 


(1) Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, Le Louvre, 1990.