Espace de libertés – Octobre 2015

Libres ensemble
Il y a 25 ans, la RTBF cartonnait avec une émission baptisée « Les grands travaux inutiles ». Aujourd’hui, on pourrait imaginer une suite intitulée « Les grands projets dangereux ». La mégaprison de Haren en ferait partie.

Le projet de mégaprison à Haren est sans doute le projet le plus téméraire, le plus dénué de sens et le plus exemplatif d’un système politico-économique fondé sur la connivence entre État et sociétés privées, de la recherche du gigantisme per se, de la mauvaise gestion des politiques publiques désormais soumises aux impératifs de la rentabilité économique.

L’enfermement, une solution… qui n’en est pas une

On peut commencer par s’interroger sur le bien-fondé du concept même de l’enfermement. S’il peut être énoncé qu’il est impossible pour une infime partie de la population de faire société et que celle-ci doit en être protégée, force est de constater que le résultat des politiques d’incarcération est catastrophique. Aux États-Unis, à la question « quel avenir pour les prisonniers? », une assistante auprès de la Cour Suprême répondait: « 70% d’entre eux retournent en prison endéans quelques années et dans certains États c’est une question de mois. » En Belgique, le Comité européen pour la prévention de la torture a pu démontrer le caractère contre-productif de l’augmentation de l’ »offre » de prison: « Le fait d’augmenter la capacité carcérale n’est pas susceptible, en soi, de résoudre durablement le problème de la surpopulation. En effet, il a été observé dans de nombreux pays –y compris en Belgique– que la population carcérale a tendance à augmenter au fur et à mesure que la capacité carcérale s’accroît. »

« Small is beautiful »

mega prison harenQuant à l’intérêt de ce gigantisme, certes, on peut comprendre que les riverains n’ont pas nécessairement envie de voir une prison s’établir près de chez eux, mais pour autant cela justifie-t-il de construire une mégaprison? Différentes études ont démontré que la taille « optimale » d’un établissement pénitentiaire s’établit à une capacité de 300-400 places. Alors pourquoi construire un complexe qui pourrait accueillir quelque 1200 détenus? La prison de Lantin, l’actuel plus important établissement pénitentiaire (il n’y pas qu’une maison d’arrêt) de Belgique a pu illustrer de ces difficultés. Comme les banques devenues trop grandes pour être gérées efficacement, d’aussi importantes structures carcérales non seulement déshumanisent encore davantage, mais aussi elles enregistrent davantage de suicides et d’évasions, sont plus encore démotivantes pour le personnel pénitentiaire, connaissent des risques de mutineries plus élevés, sont éloignées des villes –donc peu accessibles tant pour les avocats que pour les familles–, complexifiant ainsi le travail judiciaire, accroissant les risques de transfert vers les palais de justice et diminuant la qualité de suivi et de soutien des détenus.

Une justification économique?

Économiquement, on aurait pu penser qu’au vu de sa taille critique, le coût de construction par cellule ait pu être optimisé. Or il n’en est rien. Pour la prison de Leuze qui doit abriter 312 détenus (pas encore complètement remplie) et qui fut lancée en 2012, l’investissement initial a été estimé à 75 millions d’euros soit quelque 240.000 euros par cellule. Pour celle d’Haren, le seul coût de construction a été estimé à 330 millions d’euros, soit 280.000 euros par cellule et sur 25 ans en tenant compte des coûts de fonctionnement les montants prévus oscillent entre 1,7 et 2 milliards d’euros, soit au moins 1 million par cellule. Pourquoi avoir opté pour un partenariat public/privé (PPP) afin d’assurer le financement de sa construction et de son exploitation? Les États connaissant une aggravation de leur déficit public et de leur endettement sont contraints d’innover en termes de financement. Par ailleurs, depuis la réforme de la comptabilité européenne, tout investissement qu’ils réalisent est désormais considéré comme une dépense courante et vient donc grever en année 1 les finances publiques, alors qu’il est censé porter ses fruits sur des décennies.

Afin de pallier ces nouvelles normes et pour équilibrer leur budget, les États ont dès lors lancé différents partenariats public/privé. Ce sont des contrats qui peuvent revêtir différentes formes, mais qui généralement laissent à l’État la propriété du bien en question: hôpital, école, autoroute et lui laisse la possibilité de contrôler une gestion qui est dorénavant confiée à une entreprise privée qui en récolte les profits et participe au financement. On parle de contrats DBFM (Design, Build, Finance, Maintain), à savoir que les consortiums désignés dessinent les plans, construisent, financent et gèrent la prison à l’exception des aspects de sécurité. Ces contrats ont été vivement critiqués, car laissant tous les bénéfices aux entreprises privées alors que l’État couvrait les éventuels risques lorsque les choses ne se déroulaient pas comme prévu dans les plans financiers. Ainsi, en France, un rapport de la Cour des comptes de 2010 démontre que les indemnités annuelles octroyées par l’État aux prestataires privés sont deux à trois fois plus élevées que lorsqu’un établissement carcéral relève entièrement du public. Tout comme ce qui s’est passé lors de la crise financière, voilà une autre forme de privatisation des profits et de socialisation des pertes. Depuis 2004, suivant les caractéristiques de ces PPP, l’organisme européen chargé des statistiques Eurostat a revu le traitement comptable de ceux-ci. La totalité des montants, même la part financée par le privé, doit désormais être comptabilisée comme une dépense publique, enlevant tout l’intérêt d’un tel mécanisme de financement pour les États.

Privatisation et justice de classes

Par ailleurs, un très grand nombre de services « offerts » au sein des prisons sont payants et assurés par des sociétés privées externes. On comprend dès lors l’intérêt à ce que le nombre de prisonniers augmente. Ils constituent une clientèle captive de choix que ces sociétés privées ne souhaitent pas voir partir. Et l’on comprend ainsi mieux le peu de volonté à développer des politiques de réinsertion cohérentes: il y a conflit d’intérêts. Le système actuel cherche à tout marchandiser, à tout monétiser, y compris le monde carcéral, et cela, au détriment de son efficacité.

Tout ceci alors que dans le même temps, nos politiques ont voté la transaction pénale qui a permis à ceux qui avaient commis le plus grand délit de l’histoire financière de Belgique de s’en tirer en payant une amende modeste, n’étant même pas condamnés et n’atterrissant dès lors pas en prison. Alors qu’un voleur de saucisson, a-t-on appris tout récemment, risque d’écoper d’une peine ferme et que, par la soumission à la TVA des honoraires d’avocats, on rend l’accès à la justice plus difficile pour les moins favorisés… Y aurait-il une justice de classes?

 


Cet article a été publié dans une version légèrement différente et sous la forme d’une contribution externe le 22 mai 2015 et mis à jour le 26 mai 2015 sur www.lalibre.be.