Espace de libertés – Octobre 2015

International
Petit retour impressionniste sur une crise qui est aussi celle des esprits européens. Ces chers Grecs, « feignants, incapables de tenir parole », mais que l’on aime tant.

L’ancien village fortifié domine la colline pour mieux contenir la mer et ses envahisseurs. On s’y hasarde à tâtons, pas très rassuré pour tout dire, entre les murs fragiles. À l’extrémité du Magne, « le doigt du milieu du Péloponnèse », Vathia1 aurait pourtant pu devenir la coqueluche des touristes du monde. Il y a des années, sa rénovation a été stoppée net. L’argent a manqué.

L’impuissance des peuples se console à coup de stéréotypes vengeurs.

L’histoire de Vathia ne doit rien aux relations assassines entre la Grèce et l’Europe, ces coups de gueule qui ont fait la une des journaux l’été dernier lorsque le « Grexit » a pointé à nouveau le bout du nez. Elle est la résultante d’un amour manqué, découragé à force d’affairisme et de laxisme. « Vous voyez ce village« , vocifère Ana, une Grecque qui a fait sa vie en Afrique du Sud avant de prendre sa retraite à contrecœur au pays. « Ce village, il en dit plus sur la Grèce que tous les livres et tous les journaux du monde. Le Magne est une région qui ne peut compter que sur le tourisme. Pour l’amplifier, l’Europe avait donné beaucoup d’argent pour que ce village typique de la résistance aux Ottomans lui réserve le meilleur accueil. Mais ceux d’Athènes se sont mis l’argent en poche. Les touristes ne sont jamais venus ». À travers une vitre brisée, on peut encore voir l’un des décors de cette mise en scène avortée: un petit musée du meunier achève de disparaître sous la poussière et les toiles d’araignée. Vathia compte aujourd’hui quatre habitants.

Athènes versus Sparte

Pour ce Belge qui a refait sa vie non loin de Néapoli, en Laconie, la rivalité antique ne s’est jamais vraiment apaisée. « Athènes prend l’argent et ne laisse que des cailloux au Péloponnèse. Regardez l’autoroute Corinthe-Kalamata. Comme bien d’autres chantiers routiers, les politiciens d’Athènes n’ont pas été fichus de la construire. Ce sont des entreprises étrangères qui bâtissent et entretiennent le nouveau réseau », s’amuse-t-il. Hôtelier à Epidaure, Démétrios n’a pas le moindre doute sur l’origine du mal grec: « Nous sommes les victimes consentantes de notre absence de rigueur. Nous avons appris à trop bien vivre avec l’argent de l’étranger. Maintenant, nous devons être prêts à payer. »

Ce sentiment tardif de responsabilité percole un peu partout. Juste avant l’annonce du référendum, lancé fin juin puis annulé par Alexis Tsipras, deux sondages révélaient ainsi qu’une large majorité des Grecs était favorable à un accord avec les créanciers du pays. Les partisans de l’affrontement avec Bruxelles et la Troïka étaient en revanche largement en minorité. Et pour cause: le pays était en train de sombrer. La suite des événements allait démontrer aux Grecs que Syriza n’avait pas le pouvoir d’infléchir le cours des choses. Pas davantage que ne l’avaient eu auparavant le Pasok et Nouvelle Démocratie. Au contraire, les radicaux de gauche allaient à leur tour plier l’échine et s’engager à mettre en œuvre des réformes structurelles censées sortir le pays du marasme.

De crise en crise

Depuis, une autre crise a permis de jauger l’éloignement de la Grèce par rapport aux exigences et aux valeurs européennes. Le dossier de l’asile y a pris une dimension dantesque en raison de l’afflux massif de migrants. Les scènes de répression policière captées sur l’île de Cos, les zodiacs saccagés sur les plages ou les files interminables de demandeurs d’asile en disent long sur l’impréparation structurelle et mentale du pays face à ce phénomène. À la mi-août, le directeur du bureau Europe du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies Vincent Cochetel fustigeait dans les colonnes de La Croix une attitude passéiste et attentiste: « La Grèce ne peut pas se contenter de dire que l’Europe doit faire plus. Elle doit aussi assumer sa part de responsabilité. […] Nous sommes face à une urgence. »

Pour ce journaliste athénien, le « mal grec » perdurera en dépit des promesses. « L’Italie et l’Espagne, dit-il, ont réussi à remonter la pente. Or leurs économies respectives sont des poids lourds de l’UE. La Grèce, qui ne représente que 2% du PIB européen, est incapable de remonter à la surface. Bien sûr, les exigences de l’UE et de la Troïka sont énormes et n’épargnent ni la classe moyenne, ni les chômeurs, ni les retraités. Mais nos armateurs ne paient toujours pas d’impôt, l’Église orthodoxe agit comme en pays conquis, etc. »

L’Europe des clichés

L’impuissance des peuples se console parfois à coup de stéréotypes vengeurs. À Athènes comme dans le reste du pays, la germanophobie a refait une fois encore son apparition. L’obsession allemande à équilibrer les comptes de l’Europe –tout en jurant ne pas agir comme une grande puissance– ne passe décidément pas. Après l’accord du 13 juillet qui a permis de dégager un troisième plan d’aide financière en faveur de la Grèce, le Corriere della Sera refusait toutefois de s’en tenir à un ressentiment à sens unique. Le journal italien écrivait: « Malheureusement, la crise grecque a révélé le pire de nous-mêmes. Nous avons participé, dans une plus ou moins grande mesure, au festival des lieux communs », de telle sorte que « tous les peuples sont devenus leur propre caricature ». Dans la tête du voisin, l’autre est toujours l’imbécile. Les Allemands sont des Teutons impérialistes, les Finlandais des esprits frigides, les Français des « fourbes ». Les Grecs, des « feignants, incapables de tenir parole ».

Inévitable? Oui. Mais on précisera en guise de conclusion que cette tendance naturelle aux stéréotypes ne dessert pas toujours les Hellènes. Plusieurs éditorialistes ont ainsi fait remarquer, durant la crise de l’été dernier, à quel point l’enseignement de l’Antiquité grecque et l’admiration qu’elle inspire ont pu influencer le monde politique français. « Les Français négocient avec Tsipras, mais pensent à Achille et à Ulysse pendant que le leader de Syriza leur parle. Ils nagent en plein romantisme », psalmodiait une radio en juillet dernier. « Concevront-ils les mêmes sentiments à l’égard des Slovènes le jour où Ljubljana viendra à faillir? Je ne crois pas… », terminait un éditorialiste. Comme un élan de sagesse digne des philosophes grecs…

 


(1) Ne pas confondre avec Monemvasia en Laconie.