Une initiative qui ne fait pas l’unanimité et qui rappelle que beaucoup d’ »intellectuels tunisiens » ont mauvaise presse.
À la veille de la journée de la femme, le 12 août dernier, le Palais des Congrès de Tunis accueillait le Congrès national des intellectuels tunisiens « contre le terrorisme et la défense de l’État civil et démocratique ». Entre silence radio, surmédiatisation et « marginalisation », les intellectuels tunisiens, proclamés ou autoproclamés, largement critiqués, tentent un retour en force sur la scène publique. En perte de crédibilité et de légitimité, les « élites tunisiennes » arriveront-elles à convaincre et à renouer le dialogue avec des Tunisiens, autant le dire, assez septiques?
À l’heure où il est question de « réconciliation nationale », il semble qu’une autre réconciliation est nécessaire: celle du peuple avec les « intellectuels tunisiens ».
Cette initiative est née après les attentats meurtriers de Sousse, en juin, ayant fait 38 victimes. Lancée et coordonnée par Habib Kazdaghli, le doyen de la Faculté des Lettres de la Manouba (FAL), c’est une prise de conscience collective qui marque le retour des intellectuels tunisiens sur la scène publique. « L’idée est de comprendre ce phénomène, de détecter et diagnostiquer ses origines et sa complexité sociale, économique, psychologique, etc. Et surtout de proposer des solutions à la société et aux décideurs politiques. » Ce congrès est l’aboutissement d’un brainstorming réunissant notamment des professeurs, historiens, philosophes, sociologues, anthropologues, psychologues, à l’issue duquel un rapport et un manifeste1 ont été rédigés.
« Allez comprendre la position des intellectuels tunisiens! »
Selon Kazdaghli, le contexte sécuritaire de menace grandissante « ne saurait être un alibi pour porter atteinte aux droits de l’homme ou un prétexte pour revenir aux pratiques sécuritaires et arbitraires de la période antérieure ». Il reconnaît aussi un « soulagement suite au vote, le samedi 25 juillet, de la loi antiterroriste même si elle comporte certaines imperfections à revoir et à modifier ». Pourtant, cette loi a largement été critiquée par la société civile et les ONG qui dénoncent le rétablissement de la peine capitale pour une série de crimes alors que la Tunisie observe, depuis 1991, un moratoire sur les exécutions. Les détracteurs de ce texte condamnent aussi les pouvoirs trop discrétionnaires accordés à la police, tels que le maintien en garde à vue d’un suspect durant quinze jours sans accès à un avocat, le recours simplifié aux écoutes téléphoniques et le caractère trop vague des définitions juridiques du terme « terroriste » qui pourrait mener à des dérives liberticides. De même, s’agissant de l’état d’urgence décrété après les attaques terroristes de Sousse et prolongé de deux mois, cette décision « ne pourrait être interprétée et comprise que dans le cadre de cet effort généralisé de l’État à lutter contre le terrorisme », affirme le recteur de la FAL. Pourtant, encore une fois, cette décision inquiète fortement les associations des droits de l’homme qui craignent une restriction des libertés publiques et une criminalisation des mouvements sociaux sous couvert de la lutte antiterroriste. Human Rights Watch et Amnesty International ont appelé les autorités tunisiennes à « s’abstenir de recourir à ces pouvoirs d’urgence d’une manière qui outrepasse ce que le droit international et la constitution tunisienne autorisent ».
Pari réussi ou rendez-vous manqué?
Sur la toile, le Congrès des intellectuels tunisiens fait parler de lui et autant dire que les avis sont mitigés. « Je n’en ai même pas entendu parler. Tous ces intellos ne peuvent rien faire, c’est une énième surexploitation du peuple et du pays« , « Ça ne sert à rien tous ces congrès. Et puis que veut dire “intellectuel”? Il faudrait définir ce concept et arrêter de se considérer meilleur que les autres. Tout le monde est concerné par le savoir et la pensée critique et l’intellectuel est celui qui agit le moins (sinon jamais). » « Initiative intéressante mais concrètement, quel impact? », « Alors que beaucoup de ces intellectuels ont soutenu Ben Ali, quelle confiance et quelle crédibilité accorder à leurs discours? » Pour Olfa, jeune militante de 26 ans, « ce sont des gens qui n’ont qu’un seul objectif: la visibilité et la propagande intellectuelle et politique. Ces gens-là croient qu’ils détiennent la vérité absolue et que la culture ne peut appartenir qu’à eux. Ils ne vont rien faire, car ils n’ont pas de réel objectif. C’est un travail politique, pur et dur, de mobilisation de leur masse électorale ».
Cette nécessaire initiative, pourtant « largement médiatisée et ouverte à tous », est restée confinée au cercle des « biens pensants », d’où son faible impact. Mauvaise communication, absence d’une approche citoyenne participative et inclusive et/ou complexité et sensibilité du sujet? Il reste que ce constat fait aussi écho, en partie, à l’appellation « intellectuel » lourde de sens et qui pose problème en Tunisie et à l’histoire qui rappelle le silence et les accointances des intellectuels avec le régime de Ben Ali.
Alors, à l’heure où il est question de « réconciliation nationale »2, il semble qu’une autre réconciliation est nécessaire: celle du peuple avec les « intellectuels tunisiens ». Un débat public sur ce qu’est un intellectuel, ce qu’il devrait être, son rôle, ses liens avec la société civile, la politique, la culture et la religion s’avère être la voie de réhabilitation de la figure de l’intellectuel. Reconnaissons aussi que la Tunisie a, plus que jamais, besoin de la pensée critique pour autant qu’elle soit de haute qualité, libre, indépendante et ouverte à toutes et tous, sans aucune distinction. Car, souvenons-nous qu’un intellectuel digne de ce nom se mesure à l’aune de son intégrité, des valeurs humaines et sociales qu’il défend et de sa capacité à enrichir le débat d’une manière constructive. Sinon, ce n’est qu’un faussaire d’idées!
(1) « Le Manifeste des intellectuels contre le terrorisme: reconstruire un nouveau pacte social », mis en ligne le 18 août 2015, sur www.leaders.com.
(2) Cette initiative du président tunisien qui « devrait en finir définitivement avec le passé pour pouvoir avancer » se manifeste sous la forme d’une amnistie. L’objectif est « de rétablir un climat propice à l’investissement, de consolider la confiance dans l’État et ses institutions mais aussi d’aboutir à la clôture des dossiers de corruption et de malversation afin de tourner concrètement la page ».