Près de 4 000 jeunes écoliers bruxellois ont récemment rencontré des animateurs du Groupe Croissance, une ASBL dont le but est « de réaliser des séances d’animation à la vie relationnelle, affective et sexuelle dans tout le secondaire ». Dispensée par des réactionnaires ou par des progressistes, l’ÉVRAS prend une tout autre couleur…
Les animateurs du Groupe Croissance proposent aux jeunes de travailler sur diverses thématiques comme l’estime de soi, le couple (avec présententation de couples ayant « réussi »), « l’admiration et le respect pour toute vie humaine« , le bonheur d’avoir des enfants tout en les prévenant des risques liés à la sexualité. Ces animations chrétiennes délivrent des messages anti-IVG et prônent la chasteté. Cette association entre ainsi dans les écoles en toute impunité en détournant de manière très insidieuse le décret « ÉVRAS » ou, plutôt, en se jouant de ses limites et de la frilosité des pouvoirs publics. Le Groupe Croissance constitue une des réponses des anti-choix et autres tenants de la Manif pour tous au décret. En fait, rien de bien nouveau: l’éducation à la sexualité effraie les conservateurs depuis bien longtemps.
Dire les choses du sexe, parler d’amour et donc aussi de flirt, de désir, de stéréotypes, de pratiques mais aussi de contraception ou d’IVG fait toujours frémir.
L’éducation affective et sexuelle a toujours été une pomme de discorde. Perçue comme un danger par les conservateurs, elle pervertirait la jeunesse. Dire les choses du sexe, parler d’amour et donc aussi de flirt, de désir, de stéréotypes, de pratiques mais aussi de contraception ou d’IVG fait toujours frémir. Étonnant pour une société dite de plus en plus hyper-sexualisée où des ados, voire des enfants, accèdent aux images et aux films pornographiques en quelques secondes, en quelques clics.
L’école et l’apprentissage de la sexualité: une longue histoire
La sexualité a toujours eu du mal à trouver sa place à l’école. Depuis longtemps, une chape de plomb, un silence presque terrifiant, entoure cette composante pourtant essentielle à nos vies. L’acte dit naturel ne pouvait être pensé ni discuté dans le cadre scolaire. L’Église pensait que seuls les parents ou la famille proche pouvaient dire les mots, oser s’aventurer dans le dédale des ruches d’abeilles et des vols de cigognes. Il faudra attendre les années 1960, le mouvement du Birth Control et la création militante des premiers plannings et des centres de consultations conjugales, mais aussi les revendications féministes et les mouvements de libération d’une jeunesse en quête de savoir et de bonheur, pour que l’école se sente enfin concernée par cet apprentissage tant redouté. Concernés, mais mal à l’aise, les responsables des établissements scolaires ont peur de la réaction des parents bien plus que de celle des enfants. Comment en parler et, surtout, qui peut en parler? Des initiatives sporadiques voient le jour. Les plannings familiaux investisent alors quelques écoles dites progressites. Et des séances d’information sont organisées autour de la sexualité. Dans les années 1970, confrontés à la méconnaissance des jeunes et des moins jeunes de leurs corps et de leur sexualité, les pouvoirs publics reconnaissent peu à peu l’existence et l’importance des Centres de planning familial. Face aux ravages des grossesses non désirées et des avortements clandestins, le besoin d’informer s’impose. Un besoin qui se mue bientôt en urgence lorsque dans les années 1980 le sida et ses ravages viennent bouleverser les vies de toute une génération. Frileuses jusqu’alors, les directions d’école s’arrachent bientôt les animateurs de planning. « Sauver de la mort », « se protéger », « sortez couverts » deviennent des mots d’ordre. Mais si le préservatif sort de l’ombre et peut enfin (malgré des réticences conservatrices) être vendu ailleurs que dans des pharmacies, son entrée dans les cours d’écoles pose encore problème. Toujours la même ritournelle: s’ils peuvent se procurer un préservatif, les élèves vont vouloir l’utiliser. L’information est alors perçue comme un déclencheur, un terrain glissant vers la sexualité.
À l’aube des années 2000, la Belgique reste donc à la traîne en matière d’éducation sexuelle. La reconnaissance internationale des droits sexuels et reproductifs ainsi qu’une demande sociétale évidente poussent enfin les autorités publiques à envisager une éducation à la sexualité dans le cadre scolaire. Si les centres de plannings familiaux mais aussi les centres PMS (psycho-médico-social) et PSE (promotion santé à l’école) avaient déjà précédemment été reconnus compétents dans ce domaine, il faut attendre le décret du 26 juin 2012 pour que la FWB fasse de l’éducation sexuelle une obligation légale. Depuis lors, tout établissement scolaire doit prendre des « initiatives » mais libre à lui de les organiser comme il l’entend.
Le flou persiste, malgré le décret « ÉVRAS »
À nouveau, deux projets de société s’affrontent et ce face-à-face n’a rien d’anodin.
En 2013, suite aux nombreuses demandes d’éclaircissements, les pouvoirs publics tentent d’être plus explicites en généralisant dans toutes les écoles des modules d’éducation à la sexualité prévus par la loi. Mais l’application du texte laisse à désirer. Les freins subsistent toujours et encore notamment dans le chef des ministres cdH. Le refus d’aller plus loin est patent. Pas de programme obligatoire et surtout pas de liste de thèmes à aborder en classe. On l’aura compris: pas d’information sur la contraception et encore moins sur l’avortement ni de débats autour des différentes manières d’aimer, y compris l’homosexualité… Mais par contrer des cours sur la fidélité, la chasteté… À nouveau, deux projets de société s’affrontent et ce face-à-face n’a rien d’anodin. En refusant d’instaurer une ligne de conduite, on laisse la porte ouverte aux anti-choix qui piaffent d’impatience devant nos écoles et surtout qui veulent évacuer toute intrusion des centres de planning familiaux auprès des jeunes. On y revient, là aussi. Qui peut enseigner, qui peut animer? Les plannings sont la cible privilégiée des attaques réactionnaires. Présentés comme les « réseaux d’avortoirs du pays », comme simples distributeurs de moyens contraceptifs ou apologistes de l’homosexualité, ils pervertiraient encore et toujours la jeunesse.
Une « guerre » qui prend les élèves en otage
Ne nous laissons pas leurrer par cette construction insidieuse: aux laïques, la mécanique sexuelle, sans sentiment, sans amour, sans questionnement. Et aux croyants, les sentiments, la fidélité, la famille et le bonheur. Cette dichotomie a été savamment construite depuis des dizaines d’années et, hélas, porte quelquefois ses fruits.
Aujourd’hui, les acteurs de terrain ainsi que les organisations de jeunesse des principaux partis politiques lancent un appel à la clarification. L’ÉVRAS qui devait « favoriser la santé et le développement affectif, sexuel et relationnel de tous les jeunes » reste volontairement floue. Une labellisation devrait être prochainement proposée. Des acteurs de terrains expérimentés seront alors seuls habilités à enseigner l’ÉVRAS, en harmonie avec le corps enseignant de l’établissement. Ce sera un pas en avant. Mais, évidemment, le problème n’en sera que déplacé car quelle autorité octroiera ce fameux label et sur quels critères? À nouveau le politique? Comment pourra-t-on être certain qu’une association comme Croissance ne sera pas labellisée, elle qui se présente déjà comme une structure spécialisée dans l’ÉVRAS?
Toutes les études montrent pourtant qu’il y a urgence, que la mésinformation ou la désinformation en matière de sexualité chez les plus jeunes est patente. Il est nécessaire de dépasser cette frilosité et d’offrir aux élèves des cours d’ÉVRAS, un tremplin vers l’émancipation. Il est urgent d’apprendre les différences et le respect, de déconstruire les stéréotypes sexués et homophobes, de désamorcer les violences et le harcèlement entre jeunes, de refuser le sexisme. Non, la sexualité n’est pas une donnée immuable. Nos relations amoureuses et sexuelles ont une histoire et sont le fruit de constructions et de transformations sociales qu’il est nécessaire de comprendre et d’analyser. Se taire et laisser faire, ne pas dialoguer, empêcher les jeunes d’accéder à l’information, refuser le libre choix est tout simplement mortifère.