Espace de libertés – Novembre 2016

Parler du terrorisme pour ne plus avoir peur…


Grand entretien
Après les attentats de Paris il y a un an, il ne pouvait pas se taire. Il devait parler, écrire, peindre, exprimer sa colère. Car se taire, pour lui, signifiait que les djihadistes, « ces gens-là » comme il les appelle, avaient gagné. Lui, c’est Tahar Ben Jelloun. Romancier, écrivain, poète, peintre, il vient de publier « Le terrorisme expliqué à nos enfants » aux éditions du Seuil. Il nous a reçus dans son appartement parisien.

Espace de Libertés: Après Le racisme expliqué à ma fille publié en 1998 et L’islam expliqué aux enfants (et à leurs parents) en 2002, vous dialoguez à nouveau avec votre fille, sur la question du terrorisme cette fois. Après avoir écouté tout ça, comment va-t-elle?

Tahar Ben Jelloun: Ma fille va très bien. (Il sourit.) Elle a grandi maintenant… À l’époque, quand j’ai expliqué le racisme, elle avait 10 ans. Après, j’ai appliqué la même pédagogie pour être le plus proche possible de la mentalité d’un enfant. Mais le terrorisme m’a donné beaucoup de mal. Il était difficile à expliquer, parce qu’expliquer ne veut pas dire justifier. Expliquer, c’est démonter le mécanisme et donner des éléments de réflexion, de compréhension, pour des jeunes qui ne connaissent pas nécessairement l’histoire de la société. Beaucoup de jeunes ont découvert la brutalité du terrorisme il y a un an d’une manière inattendue. Il fallait donner à ces jeunes des éléments de compréhension. Aux parents aussi pour qu’ils puissent parler à leurs enfants.

Pour vous, il faut mettre des mots sur les choses. Mais n’est-ce pas aussi le rôle des parents d’épargner leurs enfants?

Ça, je pense que c’est une erreur. Surtout aujourd’hui. Les enfants, à partir de 10-12 ans, sont au courant de beaucoup de choses. Internet, c’est une fenêtre ouverte sur tout. Il vaut mieux que les parents leur disent la vérité, les préparent à une chose très simple: la vie n’est pas tout le temps merveilleuse, il y a des malheurs, des accidents, des terroristes, de la violence.

Avez-vous compris les motivations des djihadistes qui se font exploser ou tirent dans les rues?

Des millions de gens ne passent pas à l’action violente. Une vingtaine d’individus, tout au plus, sèment le malheur. Les autres sont partis des mêmes conditions et pourtant, ils ne versent pas dans le terrorisme. Alors, pourquoi certains basculent? C’est là que l’explication est nécessaire. On revient au problème de l’identité. Ces gens ont-ils été structurés? Formés? Le pays où ils sont nés, leur pays, s’est-il occupé d’eux? Les a-t-on protégés? Plusieurs facteurs se retrouvent pour qu’une personne tombe dans ce délire. Parfois il suffit de peu de choses. Et ils sont face à une propagande djihadiste redoutablement efficace. Souvenez-vous des sectes il y a quelques décennies en Europe. Les gourous avaient un tel pouvoir sur leurs consciences que les gens abandonnaient tout. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose… sauf que ces sectes ont pour mission l’assassinat et la terreur.

Vous faites une distinction intéressante dans ce livre entre résistance et terrorisme. Pourquoi ne peut-on pas considérer les attentats perpétrés aujourd’hui à travers le monde au nom de l’islam comme des actes de résistance?

La résistance, c’est quelque chose de très précis. Vous résistez lorsque votre pays est occupé, qu’on vous humilie quotidiennement. C’est ce qui se passe actuellement dans les territoires palestiniens où il y a une occupation reconnue par les Nations unies. Il y a là une population occupée qui résiste contre la violence de l’occupant. Mais le djihadiste ne résiste pas. Au contraire. Il provoque les autres, il attaque. Il est dans une relation de grande violence. Mais il n’a pas de cible précise. Un mode de vie européen? La condition de la femme en Europe? Le mariage pour tous? Il cible des modes de vie, pas des personnes. Mais, les victimes sont des personnes. Quand le type de Nice a pris son camion et a écrasé 86 personnes, il ne faisait pas de distinction. Il était en train de tuer des gens qui ne lui avaient rien fait. Et, ça, c’est incompréhensible. La résistance, c’est beaucoup plus noble, digne. Les Français occupés par les Allemands ont résisté. Les juifs (vivant au Moyen-Orient, NDLR) eux-mêmes ont résisté face à l’occupation britannique.

La peur, c’est une notion centrale dans ce livre: la peur de l’islam, la peur des attentats, votre propre peur d’enfant à l’école coranique. La peur est-elle devenue l’une des composantes essentielles de notre société?

Les enfants, la première chose qu’ils découvrent, c’est la peur: l’obscurité, quelque chose qu’ils ne maîtrisent pas, l’absence du père ou de la mère. La peur, c’est la première réaction de l’individu. D’ailleurs, nous la partageons avec les animaux, eux aussi ont peur. Mais, ce à quoi nous assistons, c’est une peur qui a été programmée et installée dans tous les pays du monde. Les pays musulmans ne sont pas épargnés. Cette peur veut mettre tout le monde dans une situation d’insécurité. Parfois on oublie la peur, parfois on prend le métro et on se demande si on va ressortir vivant ou pas. La force de ces gens-là, c’est d’avoir réussi à installer une panique générale qui touche presque le monde entier, l’Asie, l’Afrique et l’Occident.

En 2012, dans la réédition de L’islam expliqué aux enfants (et à leurs parents), vous écriviez que depuis les attentats du 11 septembre 2001 il y avait moins d’amalgames entre terrorisme et islam. Quatre ans plus tard, que s’est-il passé?

Malheureusement, l’amalgame a gagné. Je ne peux pas tellement en vouloir aux gens qui font cet amalgame. Réussir à ne pas le faire est le fruit d’un très gros effort de compréhension et de culture. Or, quand on est dans l’ignorance, on va au plus rapide. […] Les gens m’envoient leurs réactions: « Vous dites que ce n’est pas l’islam. Mais l’islam porte la violence en lui. » Au VIIe siècle, pendant que le prophète était persécuté par des tribus qui ne croyaient pas en son message et qui voulaient sa mort, il devait se défendre. Il y avait de la violence. Mais cette violence était inscrite dans un temps précis. Aujourd’hui, plus personne ne s’en prend à l’islam. Ceux qui l’attaquent, ce sont les terroristes. Ils font de l’islam une religion de violence, de haine et de guerre. On peut trouver de la violence dans tous les textes religieux. C’est l’histoire de l’humanité, elle n’est pas faite que de gentillesses. Mais on ne peut pas dire que l’islam soit une religion de haine et de violence. Au contraire, elle prêche la paix. Il y a des versets très clairs: celui qui tue un innocent tue toute l’humanité. Mais ces versets, ils ne les voient pas. Qu’est-ce qu’ils lisent? Uniquement les versets qui disent: combattez les infidèles au nom de Dieu. Mais à l’époque, les infidèles, c’étaient les gens qui semaient la terreur sur les chemins.

Concernant la laïcité, vous écrivez: « Le musulman, par principe, n’accepte pas volontiers le principe de laïcité. Car l’islam est tout pour lui: une religion, une morale, une vision du monde, une pratique quotidienne… »

La laïcité a toujours eu du mal à s’installer, même en Europe. Dans le monde musulman, la Turquie, grâce à Atatürk, a été laïcisée. Malheureusement, aujourd’hui, Erdoğan est en train de l’islamiser. Or l’islam pourrait tout à fait être vécu dans une paix sociale, une sphère privée, et ne porter de désordre à personne. Il faut donc commencer par l’école: apprendre aux enfants que la religion est une légitimité, que chacun a le droit de croire en ce qu’il veut, mais que ça reste une affaire privée. Il faut expliquer aux gens que la laïcité n’est pas le contraire de la religion mais une sorte de séparation pour que le sentiment religieux n’envahisse pas le sentiment public. Les chrétiens et les juifs ont compris comment vivre avec la laïcité. Mais les musulmans sont prêts aussi. L’écrasante majorité des musulmans de France et de Belgique vivent d’ailleurs paisiblement leur islam: ils prient, font le ramadan, mais ne vont pas obliger les autres à le faire. L’islam est compatible avec la laïcité. Encore faut-il expliquer les choses et donner le respect qu’elle mérite à cette religion.