En novembre 1516, Thomas More publie son Utopia, à Louvain. L’humaniste anglais cherche alors à y conjurer la décadence des «États européens corrompus» tout en alliant éthique et politique.
Guerres, intrigues, grandes découvertes mais aussi élans spirituels qui conduisent à la Réforme et musclent l’Inquisition. Parallèlement, l’humanisme, ce courant venu d’Italie qui veut mettre l’homme au centre du jeu, s’apprête à bouleverser la vie intellectuelle de toute une époque. La Renaissance invite à un autre monde.
C’est dans ce contexte que Thomas More propose en 1516 son Utopia, un récit d’un genre unique qui sera considéré – à tort – comme un «rêve politique». Il en situe l’action sur l’île de Nulle-Part («U-topia» (1)) croissant inaccessible préservé des maux de son époque. Il lui donne une «forme de gouvernement» dont l’excellence garde la cité à l’abri des conflits et du malheur, ces fléaux qui ont saigné l’Angleterre de la guerre des Deux-Roses. Utopia n’a toutefois rien d’une chimère, d’un «rêve». Les solutions que Thomas More propose à ses lecteurs sont puisées dans l’observation sociale et politique du début du XVIe siècle. Ce qui n’existe pas n’est pas pour autant matériellement impossible, pense-t-il.
La force de l’œuvre réside autant dans son attachement au réel que dans son amplitude spirituelle.
Mais l’humaniste n’en reste pas là: Utopia transcende son temps à travers un extraordinaire élan métaphysique. La force de l’œuvre réside autant dans son attachement au réel que dans son amplitude spirituelle. Thomas More, l’érudit de la Renaissance, veut opérer la rédemption de l’humanité et recréer la substance du monde. Il croit dans le pouvoir de l’action, mais aussi de la projection. En 1510, devenu sous-shérif de la cité de Londres, Thomas More œuvre à la pacification des esprits parmi la population ouvrière de la ville. Le désir de participer à la vie politique du royaume – désormais conduit par Henri VIII – l’a poussé à accepter cette responsabilité. En 1515, l’humaniste anglais effectue une de ses premières missions officielles dans les Pays-Bas méridionaux. C’est là, à Louvain, qu’il imagine la seconde partie de l’Utopie, commencée six ans plus tôt. Il s’agit alors de composer un diptyque dont l’autre tableau sera l’Éloge de la folie d’Érasme. Lorsque l’Utopie paraît en 1516, le succès est immédiat. Les éloges ne tarissent pas. Cette «bagatelle littéraire échappée presque à son insu de sa plume» conquiert une audience considérable parmi l’intelligentsia européenne de l’époque. Rapidement, elle caractérise non seulement un genre littéraire, mais aussi une littérature sociologique qui va perdurer jusqu’au XIXe siècle.
Un récit inouï
Le récit proposé par l’Utopie est assurément inouï. L’île de Nulle-Part imaginée par Thomas More, la description minutieuse du fonctionnement des 54 cités identiques qu’elle abrite, l’existence d’un Sénat confédéral, la répartition des terres cultivables, la distribution des heures de travail, l’hygiène, la santé, les sports, la réglementation du mariage… sont autant d’aspects inédits d’une vie menée dans une société idéale qui tranchent avec l’insalubrité, l’injustice et le vacarme de l’époque. «L’Utopie dépeint, en son second livre, la réalité de l’ailleurs absolu.»
Rien n’est laissé au hasard dans cet autre monde. Sur Utopia, on travaille six heures, on dort huit heures et on consacre le reste du temps à la culture. Sur Utopia encore, il n’y a pas d’aristocratie nobiliaire ou d’argent, mais une classe aristocratique qui repose sur le mérite. Il n’y a pas de riches et de pauvres en Utopia; l’argent, la propriété privée et les signes de richesse n’existent pas. L’adultère est proscrit. Le mariage est prononcé une fois que les époux se sont vus nus, pour s’unir en connaissance de cause. L’euthanasie est parfois autorisée.
Les Utopiens sont surtout profondément religieux. Ils croient en grande majorité au dieu Mithra. Leur âme est pétrie de foi et d’espérance. Leur vie s’écoule en regardant le ciel.
Œuvre de critique
Ce dernier aspect sera trop vite occulté par ceux qui ont vu bien plus tard dans l’œuvre de Thomas More l’intuition doctrinaire d’un communisme militant, annonciateur du socialisme scientifique du XIXe siècle. Comme Érasme l’écrira, il s’agissait d’abord pour Thomas More de faire œuvre de critique en démontrant «pour quelles causes les États européens sont corrompus», à commencer par l’Angleterre d’Henri VIII auquel l’humaniste s’oppose désormais. More entend dénoncer les turpitudes de son temps en les renvoyant face au portrait d’un monde différent où se distinguent les conditions du salut de l’humanité. Voilà qui fait assurément la singularité de son œuvre. More veut proposer «sa» solution.
Aujourd’hui, la disparition de l’option utopique inquiète.
L’œuvre de Thomas More lui a survécu bien au-delà de sa décapitation à Tower Hill, en 1535. Cinq siècles ont passé et l’Utopie a trouvé ses «anti» avec des œuvres comme 1984 de George Orwell ou Brave New World d’Aldous Huxley. Le bonheur de l’homme lui aurait définitivement échappé, disent-elles. Une mécanique l’observe jour et nuit qui le broie consciencieusement. D’où l’envol après-guerre des récits de science-fiction. Ceux-ci cherchent ailleurs la possibilité d’une île inconnue où des hommes pousseraient la vie en société jusqu’à l’excellence. Loin de la Terre où le bonheur semble impossible.
Aujourd’hui, la disparition de l’option utopique inquiète. Il n’y aurait plus de cerveaux pour rêver au loin. Écrivains, journalistes, intellectuels déplorent son absence tout en constatant l’impuissance du politique à transcender le réel. Le mot «utopie» lui-même fait débat entre ceux qui y voient une chimère et ceux qui prétendent l’instiller au gré des circonstances. Jacques Attali dit appartenir à ces derniers. Commentant son livre Une brève histoire de l’avenir, il déclarait au Soir: «Pour moi, l’utopie qui a du sens, c’est ce que j’appelle non pas la social-démocratie, mais la “potentielle démocratie”, c’est-à-dire une société dont la mission est d’aider chacun à être créatif, à être soi-même, à être heureux». Une manière de surmonter le chaos du monde, de l’amadouer faute de le domestiquer. Une manière qu’il importe de ressusciter en permanence.
(1) Du grec οὐ τοπος, «qui ne se trouve en aucun endroit», NDLR.