Le hasard du calendrier nous a conduits à nous plonger dans les phylactères de «Tocquville, vers un Nouveau Monde» le 9 août dernier, Journée mondiale des peuples autochtones. Adaptée de «Quinze jours dans le désert», cette BD met en images les souvenirs de voyage d’Alexis de Tocqueville aux États-Unis en 1831.
En ce début du XIXe siècle, l’Amérique du Nord bouillonne de tous côtés, et les États-Unis en particulier: un peu plus de trois siècles après la découverte du continent, la côte Est entame son industrialisation, le Midwest s’ouvre progressivement aux pionniers, tandis que l’Ouest reste sauvage et presque inexploré.
L’aventure d’un intellectuel
En 1831, alors que la Belgique vit sa première année d’indépendance et que la Constitution de ce nouveau pays vient à peine d’être votée, Alexis de Tocqueville quitte la France et débarque à New York, curieux des possibilités humaines et de l’esprit qui habite les habitants de ces contrées lointaines. Officiellement, il est là pour étudier le système pénitentiaire. Mais son souhait est d’accéder aux campements de colons les plus isolés et observer ces fameux «Indiens» représentés dans l’imaginaire collectif du Vieux Contient comme de «farouches guerriers» aux «corps nus marqués par la nature et la forêt». Il est donc là davantage en tant qu’intellectuel qu’aventurier. Accompagné de son ami Gustave de Beaumont, il finira, à l’issue de son séjour américain et après de nombreuses péripéties, par atteindre Saginaw sur les rives du lac Michigan, aux portes du désert (1), «là, tel qu’il s’offrit sans doute il y a des milliers d’années aux premiers regards de nos premiers pères. Une solitude fleurie, délicieuse et embaumée».
«Nous, enfants d’un vieux peuple, étions conduits à voir le berceau encore vide d’une grande nation. Ce ne sont pas là les prévisions plus ou moins hasardées de la sagesse, mais des faits aussi certains que s’ils étaient accomplis. Dans peu d’années, ces forêts impénétrables seront tombées. Le bruit de la civilisation et de l’industrie rompra le silence de Saginaw.» Ce périple bouleversera et changera à jamais le jeune homme. Ce qu’il vit lors de cette expérience ne cessera de nourrir sa réflexion et ses écrits qui ont fait de lui un des précurseurs de la sociologie.
Un récit de voyage mis en images
La couverture de Tocqueville, vers un Nouveau Monde nous plonge directement dans l’ambiance chromatique de la forêt vierge: les couleurs sont harmonieuses, chaudes et apaisantes. Le fleuve a l’air long et tranquille, mais le périple qui précède ce moment – presque magique – de la découverte du non-civilisé se révélera bien plus mouvementé. Les qualités graphiques du dessinateur nantais sont indéniables, en particulier de par le chatoiement des couleurs. Le dessin règne en maître et les dialogues sont en retrait pour laisser la part belle aux pensées de Tocqueville, pensées qui ponctuent la BD comme une voix off. Ce choix scénaristique donne au récit une belle profondeur.
Le dessinateur et auteur Kévin Bazot nous emmène donc, avec Tocqueville, vers un Nouveau Monde, à l’époque charnière de l’histoire des États-Unis durant laquelle la forêt vierge s’étendait encore à perte de vue à l’Ouest et les Amérindiens, résistant tant qu’ils pouvaient aux maladies et à l’alcoolisme, n’étaient pas encore parqués dans des réserves mais subissaient déjà les conséquences de la prétendue «supériorité» des Blancs. Il fait partager au lecteur la prise de conscience empirique et précoce du jeune Alexis de Tocqueville: le «sauvage» ne résistera pas à l’assaut de la civilisation forcée. Malgré l’édition de Quinze jours dans désert en 1861, il ne parviendra malheureusement pas à empêcher l’impérialisme américain de ravager la nature et de décimer les populations locales. Ni le colonialisme européen d’ailleurs…
Près de quatre siècles après le voyage de Tocqueville et de son ami Beaumont, une question émerge dans notre esprit lorsque nous refermons la BD historique, humaniste et écologiste de Kévin Bazot: et nous, aujourd’hui, quel regard posons-nous sur les populations locales quand nous voyageons?
(1) Dans le langage de l’époque, Tocqueville parle de «désert» pour évoquer la nature immaculée et les indigènes qui y vivent encore.