En Belgique, la reconnaissance partielle de l’accès à l’avortement en 1990 est le résultat de l’exercice d’une citoyenneté sociale et politique par des acteurs et des actrices féministes, de gauche et laïques. Vingt-six ans après, on peut se demander si la dépénalisation partielle de l’IVG constitue un droit des femmes, tant l’ambiguïté est grande.
Certes, la loi de 1990 organise un accès efficace à l’IVG dans la mesure où l’autonomie de décision de la femme apparaît comme un moyen de lutte contre l’avortement clandestin. Dans cette optique, la dépénalisation partielle de l’IVG est vue comme une dérogation légale due à «l’état de détresse» que la femme est réputée seule à même de pouvoir invoquer pour mettre fin à une grossesse non désirée. Elle donne ainsi aux femmes une autonomie de décision. Une autonomie restreinte, puisque l’avortement demeure partiellement dans le Code pénal au titre de l’ordre des familles et non comme protection de la personne. Une autonomie réelle pourtant, car la capacité des femmes à disposer d’elles-mêmes est soutenue par la définition médicale de l’avortement en termes de santé publique, en opposition avec sa définition morale ou pénale. En même temps, les concessions faites aux opposants d’un droit à l’IVG, notamment la notion d’état de détresse, ont pour visée d’éviter la banalisation de l’acte.
Le grand retour du traditionalisme religieux
Ce faisant, la porte demeure ouverte à la stigmatisation du recours à l’IVG, ce qui limite la représentation collective de celui-ci comme droit reproductif ou comme liberté reproductive telle que l’a développée, graduellement depuis 1979, la nouvelle normativité internationale en la matière.
C’est à partir des grandes conférences internationales organisées par les Nations unies, dans les années 1990, et ayant trait directement ou indirectement aux droits des femmes, que l’on a vu se mettre en place un activisme anti-avortement dans les instances internationales, à la faveur du traditionalisme religieux du Vatican et en alliance avec les intégrismes religieux islamiques.
Cet activisme discursif entend renaturaliser l’ordre des sexes et l’ordre sexuel, tant la dissociation entre sexualité et procréation demeure impensable à leurs yeux. Pour le traditionalisme catholique, pour ne parler que de lui, le respect de la vie dès la conception fait apparaître le fait générationnel (reproduction biologique) comme l’expression de l’hétéronomie à laquelle tout individu est confronté et qui, pour lui, ne peut être pensé sur le mode contractuel. C’est, pour ce traditionalisme, la limite radicale à l’autonomie de tout individu. Seul est pensable l’assujettissement des sujets à l’ordre naturel, jamais leur individuation.
L’activisme discursif anti-IVG légitime, d’une manière ou d’une autre, un activisme pratique anti-IVG.
Les institutions européennes, terrain privilégié du lobbying anti-choix
Dans cette perspective, le principe libéral de libre disposition de soi ne peut en aucun cas déboucher sur l’extension aux femmes de la libre disposition de leur corps. L’activisme discursif anti-IVG légitime, d’une manière ou d’une autre, un activisme pratique anti-IVG. La banalisation du discours pénalisant l’IVG et stigmatisant son recours se répand à mesure des régressions législatives en la matière ou des tentatives de régressions comme a pu l’indiquer récemment le cas espagnol. Ce phénomène s’exprime également dans le renforcement des oppositions aux droits reproductifs dans les institutions européennes. Cette banalisation se traduit aussi dans les campagnes et les initiatives des réseaux d’organisations européennes ultraconservatrices comme l’European Dignity Watch ou la Fédération des associations familiales catholiques, ou encore de One of Us, assurant un travail de plaidoirie et de lobbying auprès des institutions européennes. En Belgique, l’organisation de «marches pour la vie» fait apparaître une nouvelle génération de militants anti-choix très motivée, qui s’est clairement donnée pour objectif de faire abolir la loi de 1990, et n’hésite pas à assimiler l’avortement à un assassinat, même en cas d’inceste ou de viol. Si ces militants veillent à utiliser une rhétorique qui évite de mettre en exergue des considérations religieuses, en jouant plutôt sur des émotions pour faire paraître le fœtus comme un enfant, il n’en demeure pas moins que la stigmatisation du recours à l’IVG s’ancre dans une rhétorique réactionnaire.
Retour de manivelle et rhétorique réac’
De manière générale, les caractéristiques principales de cette rhétorique résident notamment dans le recours à des modes de raisonnement fondés sur l’amalgame ou, au contraire, le manichéisme, la théorie du complot, la phobie des revendications et de tout ce qui représente l’altérité (dont la xénophobie), la stigmatisation du changement social (dont toute atteinte à l’ordre des sexes ou l’ordre sexué). Cette rhétorique fait partie d’un backlash qui se développe contre les droits des femmes, en particulier en Amérique du Nord avec le développement de mouvements masculinistes prenant pour cible les féminismes et le développement d’un activisme anti-IVG allant jusqu’à la violence à l’encontre des acteurs et des institutions qui rendent possible une pratique publique et médicale de l’avortement.
En Europe, cette rhétorique réactionnaire se note en particulier dans des discours très médiatisés tels que ceux d’Éric Zemmour. Mais les discours anti-IVG peuvent aussi s’inscrire dans la banalité quotidienne d’une désinformation (par exemple, lorsqu’une recherche sur le Net fait apparaître avant les adresses de plannings familiaux des centres qui s’avèrent être de fait anti-IVG) ou d’un abus de l’objection de conscience.
On pourrait multiplier les cas exprimant la stigmatisation du recours à l’IVG. La défense du droit à l’avortement demeure en effet un enjeu en Belgique, en Europe et au plan international, et la vigilance proactive à cet égard, tant au plan national qu’européen, est bien réelle. Aujourd’hui en Belgique, elle se double d’une série de propositions de loi qui prennent appui sur la normativité internationale et sur nos voisins luxembourgeois et français, qui ont, eux, sorti l’avortement du Code pénal et mis fin à la notion d’état de détresse. Dans cette perspective, la libre disposition de leur corps par les femmes redevient une question dont un des enjeux majeurs est de faire pièce à l’activisme anti-IVG.