L’entretien de Pierre Jassogne avec Justine Lacroix
Les droits de l’homme suscitent de plus en plus la contestation. Avec Jean-Yves Pranchère, Justine Lacroix analyse cette généalogie du scepticisme démocratique.
Espace de Libertés: Pourquoi fallait-il étudier et analyser ce procès des droits de l’homme?
Justine Lacroix: On assiste depuis les années 1980, particulièrement en France, à une remise en cause du vocable des droits de l’homme. Un certain nombre d’auteurs très présents dans l’espace public comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent ont émis de plus en plus de doutes sur l’usage que nous ferions des droits de l’homme. Il faut insister sur le fait que c’est l’usage fait des droits de l’homme qui est remis en cause, et non ces derniers en tant que tels. L’idée est que nos démocraties ne reconnaîtraient comme seul principe régulateur que celui des droits de l’homme, ce qui conduirait à une forme de dilution de la communauté politique et à un affaiblissement de l’engagement civique. Au-delà de la sphère intellectuelle, la dénonciation du «droit de l’hommisme», terme forgé par Le Pen, a été reprise dans la sphère politique par d’autres personnalités à l’instar de Jean-Pierre Chevènement ou Nicolas Sarkozy pour fustiger une attitude qui serait celle de ceux qui camperaient uniquement sur les principes des droits de l’homme, sans se soucier des contraintes qui pèsent sur l’action politique des États. Le même mouvement a été observé lors des débats entourant le «mariage pour tous» en 2013, où l’on a vu, à nouveau, une dénonciation du lexique des droits de l’homme.
Partant de ce débat, vous avez décidé de remonter dans l’histoire pour étudier la diversité des critiques qui ont été adressées aux droits de l’homme…
Ces critiques commencent dès 1790. Ce sont celles que formule le conservateur britannique Edmund Burke où il dénonce des droits abstraits, coupés des réalités concrètes. C’est une critique qui va faire florès dans toute l’Europe et qui est reprise notamment par les romantiques allemands. Elle sera suivie par les critiques contre-révolutionnaires, carrément réactionnaires, et plus seulement conservatrices, articulées par Joseph de Maistre et Louis de Bonald au début du XIXe siècle. Mais il faut souligner que la critique des droits de l’homme n’est pas l’apanage d’une pensée conservatrice ou réactionnaire. On rencontre aussi des critiques révolutionnaires, à l’instar de celles adressées par Karl Marx qui remet en cause la déclaration de 1789 parce qu’elle sacralise, à ses yeux, le droit de propriété. Il existe aussi une critique progressiste comme celle de Jeremy Bentham. Ces différentes critiques se développent très vite et surtout, elles couvrent un spectre politique très large.
Dans la critique contemporaine, quelle est la place des critiques de ces auteurs du passé. Sont-elles reprises massivement?
Elles ne sont pas revendiquées en tant que telles. Peu de gens se réclament de la pensée conservatrice d’Edmund Burke. En revanche, on constate dans les critiques faites sur l’usage de droits de l’homme dans les démocraties contemporaines, la permanence de certains griefs. Notamment l’idée selon laquelle les droits de l’homme seraient une idée antipolitique qui risquerait de dissoudre la communauté civique. Une idée qu’on rencontre par exemple chez Carl Schmitt, le juriste proche du régime nazi, qui considérait les droits de l’homme comme des droits abstraits qui ne se préoccupent que de l’individu, en oubliant les exigences de la collectivité nationale. Cette dernière idée est déjà présente, sous des formes différentes, chez Maistre ou Burke. Ces arguments se retrouvent dans un certain nombre de critiques contemporaines. Du côté de la gauche radicale, certains réactivent la critique du jeune Marx en dénonçant dans les droits de l’homme une vision néolibérale du monde et de la société, celle de l’entrepreneur libre de mener ses affaires sans restriction. Les tenants de cette dernière critique s’inquiètent d’une politique des droits de l’homme qui signifierait, à leurs yeux, l’abandon de toute politique ambitieuse de redistribution sociale et de transformation de la société.
Du point de vue historique, on assiste pourtant au XXe siècle à l’élévation, par certains, des droits de l’homme au niveau d’une religion laïque. Le terme est d’ailleurs d’Elie Wiesel. Mais qu’est-ce qu’il y a derrière cette religiosité toute rhétorique?
Le véritable renouveau des droits de l’homme au niveau politique ne s’opère pas tant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme on a tendance à le penser, mais plutôt, comme l’a montré l’historien américain Samuel Moyn, durant les années 1970. Ce dernier a montré que la Déclaration universelle de 1948 n’a pas du tout eu le retentissement que l’on croit. Selon lui, les droits de l’homme se sont vraiment imposés dans les discours politiques à partir des années 70. En effet, c’est le moment où l’on cesse de croire qu’une transformation révolutionnaire de la société soit possible. C’est un moment aussi où l’on voit l’essor d’organisations comme Amnesty International et où s’affirme l’écho des dissidents de l’Europe de l’Est. C’est un renouveau tel que certains effectivement vont parler à leur sujet de «nouvelle religion» séculière pour indiquer qu’au fond, ce serait la seule utopie, le seul dénominateur commun sur lequel nous parviendrions tous à nous entendre à l’échelle de la planète. Cependant, il me semble qu’il faut rester prudent quant à l’expression de «religion», étant donné que les droits de l’homme ne sont pas un dogme. Ils sont par essence indéterminés. Ils sont le produit de luttes politiques. Quant à l’expression de religion séculière, elle a été utilisée initialement pour définir les totalitarismes. Tout cela laisse très perplexe.
Vous rappelez aussi à quel point les droits de l’homme, y compris en Europe, restent une idée très minoritaire…
Il faut relativiser la domination supposée des droits de l’homme. Prenons des exemples concrets: les atteintes à l’état de droit en Hongrie et en Pologne, une situation très mitigée quant au respect des droits de l’homme en France comme l’a montré un récent rapport du Conseil de l’Europe, la situation des réfugiés, l’état des prisons… Les droits de l’homme sont très loin d’être respectés partout. On assiste plutôt à une forme de régression des droits qu’à leur prolifération. D’où la nécessité de confronter les intuitions de la philosophie politique à la réalité empirique. Les militants des droits de l’homme doivent tenir bon aujourd’hui, au regard des risques de régression auxquels on assiste y compris en Europe. Je reste très dubitative devant le succès de l’expression «droit de l’hommisme». Si nous croyons que le respect des droits doit rester la boussole de notre action politique, alors oui, nous sommes «droits de l’hommiste».
Actuellement, on voit un certain nombre de mesures sécuritaires prises au nom de la défense de l’État de droit ou en fonction de principes relevant des droits humains. Qu’en pensez-vous?
Tout cela relève d’un équilibre à trouver entre la liberté individuelle et l’exigence de sécurité. On ne peut pas opposer de façon naïve sécurité et droits de l’homme. Tout simplement parce que le droit à la sûreté fait partie de la Déclaration des droits de l’homme. Maintenant, des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence en France portent atteinte à un certain nombre de libertés individuelles. C’est pour cela que tous ceux qui croient aux principes des droits de l’homme doivent être extrêmement vigilants aujourd’hui. Il faut éviter par tous les moyens une dérive à l’américaine où, après le 11 septembre, on a vu l’adoption du Patriot Act qui portait atteinte aux libertés individuelles.
Pour éviter ces atteintes, vous en appelez à une conception «politique» des droits fondamentaux…
En effet. Une conception «politique» des droits de l’homme renonce à s’interroger sur les fondements des droits, et cesse de se demander si nous avons naturellement ou pas des droits. Une conception politique estime que les droits sont engendrés par l’action coopérative des hommes entre eux. Les droits de l’homme ne sont pas inscrits de toute éternité dans la nature de l’être humain, c’est quelque chose que nous créons, que nous inventons par des pratiques politiques, ce qui fait d’eux une pratique indéterminée. Il n’est pas possible de faire un catalogue fixé une fois pour toutes des droits fondamentaux reconnus. Tout simplement parce qu’ils naissent de notre action politique. Cela invite à les considérer comme le produit de luttes politiques, inscrits dans des moments particuliers, dans des communautés déterminées en refusant toute forme de fondamentalisme des droits. Une conception «politique», c’est aussi une conception réflexive, qui est consciente que ces droits peuvent faire l’objet de manipulation ou d’instrumentalisation. On l’a vu avec la rhétorique guerrière d’un George W. Bush qui s’est caché derrière le paravent de la défense des droits de l’homme pour mener une politique impérialiste. Il faut refuser tout angélisme sur cette question. Le concept des droits de l’homme peut être perverti et nous devons à chaque fois réfléchir aux conséquences d’une «politique des droits de l’homme», comme l’a montré le philosophe Étienne Balibar.
C’est la raison pour laquelle une telle politique doit se faire dans un langage flexible, écrivez-vous…
Oui, c’est une combinaison de débats législatifs, de luttes politiques, de manifestations, d’actions des associations, d’initiatives citoyennes. Cela invite à une vision plus complexe de la politique, qui ne se réduit pas au seul jeu des institutions de la démocratie représentative. La conception de la démocratie «radicale» que nous défendons en conclusion du livre suppose une extension de la démocratie à toutes les sphères de la société et s’intéresse à l’auto-organisation des citoyens, des associations dans des groupes militants.