Les OGM sauvages ne sont pas encore lâchés. Mais ils vivent en laboratoire. S’ils se disséminaient hors de tout contrôle, de nombreuses espèces pourraient s’autodétruire inexorablement. La biotechnologie CRISPR/Cas-9, qui permet d’éditer facilement les gènes comme on le souhaite, est en train de révolutionner nos relations avec le monde vivant. Cet article sonne l’alerte sur une nouvelle application appelée «forçage génétique», dont les enjeux et les risques sont réellement préoccupants.
Le forçage génétique est une technique de manipulation génétique qui permet de booster la propagation d’une mutation dans une population. En relâchant simplement dans une population naturelle quelques individus qui portent une séquence d’ADN élaborée par l’homme (appelée «séquence de forçage génétique»), on peut théoriquement obtenir en quelques dizaines de générations une population entièrement contaminée par la séquence de forçage génétique. En introduisant au préalable à l’intérieur de cette séquence un gène qui convient (conférant une résistance au parasite du paludisme par exemple), l’homme peut ainsi transformer les espèces de la nature selon son bon vouloir: éradiquer le paludisme, faire que les espèces invasives arrêtent d’envahir, que les plantes ne soient plus résistantes aux herbicides, que les humains soient résistants au virus du SIDA, etc.
Un puissant propulseur de mutations
Le forçage génétique échappe aux lois de Mendel et permet ainsi de répandre en accéléré une séquence d’ADN dans toute une population d’individus à reproduction sexuée (avec mâles et femelles). Le forçage génétique manipule à son avantage deux piliers de l’évolution: mutation et hérédité. Premièrement, les mutations n’apparaissent plus au hasard mais exactement là où le forçage génétique a été conçu pour agir, et la séquence d’ADN souhaitée est produite. Deuxièmement, alors qu’un parent transmet normalement la moitié de ses gènes à son enfant, ici un parent transmet la séquence de forçage génétique à tous les coups. Ainsi, un individu qui est mal adapté et qui devrait produire peu de descendants peut tout de même transmettre ses gènes par forçage génétique à la génération suivante, du fait de son mode de transmission accru.
Le forçage génétique est probablement l’invention biologique la plus effective et imprédictible qu’on n’ait jamais possédée quant à la gestion du vivant.
La séquence de forçage génétique peut être assimilée à une mutation auto-amplifiante, qui s’autoréplique elle-même et qui diffuse plus rapidement que par la génétique habituelle. Au regard de sa capacité à faire sauter les trois verrous caractéristiques du rythme évolutionnaire depuis 4 milliards d’années (mutation, hérédité, adaptation), le forçage génétique est probablement l’invention biologique la plus effective et imprédictible qu’on n’ait jamais possédée quant à la gestion du vivant.
Un dispositif génétique sans précédent dans l’histoire de l’évolution
La séquence de forçage génétique contient trois éléments: un gène qui code un ARN guide capable de reconnaître une séquence d’ADN cible bien particulière, un gène qui code la protéine Cas-9 (qui va couper l’ADN à un endroit bien précis, défini par l’ARN guide), et des séquences en bordure qui permettent d’insérer toute la séquence de forçage génétique au site de coupure ciblé par l’ARN guide. Jusqu’à 2015, ces trois éléments n’avaient jamais été combinés. C’est la main de l’homme qui a, pour la première fois, rassemblé ces éléments génétiques normalement dispersés dans le génome au sein d’une seule séquence d’ADN de taille minimale.
La méthode est splendide, et enchante les biologistes par sa beauté, sa simplicité et son efficacité. Cependant, il convient de rester prudent afin de pouvoir soupeser correctement les arguments en faveur ou en défaveur du forçage génétique.
Domestiquer tout le vivant
La technique marche chez toutes les espèces testées: levures, moustiques, mouches, cellules humaines. Alors que les techniques OGM «classiques» s’appliquent uniquement aux espèces qui peuvent être cultivées pendant plusieurs générations au laboratoire et qui peuvent se soumettre à des manipulations expérimentales complexes, il semble aujourd’hui possible d’utiliser le forçage génétique pour n’importe quelle espèce à reproduction sexuée, du moment que l’on peut injecter un mélange bien choisi de protéines, ARN et ADN dans l’embryon ou dans les organes reproducteurs de quelques individus sauvages prélevés puis relâchés dans la nature.
Il s’agit donc ici, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, d’un pouvoir de domestication de la majeure partie du vivant.
La domestication peut être définie comme la série d’opérations techniques qui façonnent et maintiennent un trait de caractère dans une population d’une espèce à l’avantage de l’espèce humaine, et non plus à celui de l’espèce concernée (comme c’est naturellement le cas dans l’évolution). Avec CRISPR/Cas-9 et le forçage génétique, le processus de domestication sort du champ restreint des espèces avec lesquelles on entretient des relations domesticatoires (soin, gestion, interaction): le forçage génétique peut s’appliquer à tout le sauvage avec reproduction sexuée. Il s’agit donc ici, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, d’un pouvoir de domestication de la majeure partie du vivant. Jusqu’à hier, pour gérer les nuisibles et améliorer la productivité, on transformait le génome des semences. Désormais, on entend changer le génome des «nuisibles» eux-mêmes, pour qu’ils soient à notre avantage. On peut alors considérer les organismes génétiquement modifiés par forçage génétique comme les premiers OGM sauvages. Cette formule en apparence paradoxale qualifie précisément le statut nouveau de ces organismes: ils sont génétiquement modifiés par simple lâcher dans les populations naturelles de quelques individus au génome édité, alors que l’on n’entretient avec eux aucune relation de domestication.
C’est le sens même de «naturel» ou «sauvage» qui est remis en cause par le forçage génétique.
C’est le sens même de «naturel» ou «sauvage» qui est remis en cause par le forçage génétique. Les espèces naturelles ou sauvages étant ce qui existe par soi-même et pour soi-même, ce qui résiste à notre stricte volonté, c’est-à-dire dont les traits sont à son avantage et pas à notre avantage et à notre usage. Si on décide d’utiliser le forçage génétique, alors il faut être conscient que l’on se dirige vers un monde différent, où l’on ne pourra plus regarder la daurade ou les fleurs dont les abeilles font le miel sans ignorer si leur matériel génétique a été manipulé imperceptiblement de main humaine à notre avantage (c’est-à-dire la plupart du temps à l’avantage d’un groupe humain particulier).
Au moment où la montée d’une conscience écologique plaide pour la reconnaissance du droit fondamental des espèces sauvages à vivre pour elles-mêmes, sans être détruites ou exploitées sans discernement, on peut s’interroger sur les implications éthiques du forçage génétique. Le problème est par ailleurs que sous couvert d’humanisme, ce pouvoir peut avant tout servir les intérêts économiques particuliers de groupes peu soucieux de l’intérêt général, comme on l’a vu au XXIe siècle dans l’usage des biotechnologies. Les problèmes éthiques soulevés par le forçage génétique et par CRISPR/Cas-9 sont ainsi beaucoup plus amples qu’avec les OGM classiques.
Un outil puissant qui peut nous échapper
Quels sont les risques associés au forçage génétique? Premièrement, il existe des risques d’utilisation malveillante de la technique. Ces risques sont non négligeables car il peut être très facile et peu coûteux de construire des individus porteurs d’une séquence de forçage génétique (quelques mois, des connaissances de base en biologie moléculaire et environ 1 000 euros de produits de base). Deuxièmement, le forçage génétique peut contaminer d’autres populations qui n’étaient pas ciblées. Pour pouvoir évaluer ce risque, il faudrait connaître divers paramètres biologiques, mais ceux-ci ne sont pas connus.
Troisièmement, il est possible que la séquence de forçage génétique soit utilisée par la nature comme un nouveau véhicule pour répandre rapidement de nouvelles mutations. Par exemple, si un ADN étranger conférant une résistance aux insecticides s’insère par mégarde dans la séquence de forçage génétique, alors cet ADN étranger va pouvoir se répandre comme une traînée de poudre, à la vitesse du «forçage génétique» dans les moustiques. Utiliser le forçage génétique dans la nature, c’est mettre à disposition de la nature de nouveaux propulseurs de mutations génétiques, pour le meilleur et pour le pire. Le forçage génétique n’est pas une simple entité physique, à la manière des pesticides ou des médicaments: il porte une information qui a des conséquences sur la nature, et cette information est capable, en dehors de notre contrôle, de se modifier, se mélanger et se répandre. Un peu comme une phrase qu’on n’aurait pas voulu dire: une fois lâchée, on ne peut la récupérer.
Alors qu’il est possible d’arrêter l’épandage d’herbicides, on ne peut pas éliminer les séquences de forçage génétique sans laisser de traces dans le génome. Pour les cas où on voudrait finalement arrêter le forçage génétique, il a été préconisé d’utiliser d’autres séquences de forçage génétique garde-fous, qui pourraient restaurer la séquence d’ADN de départ. Mais tous les garde-fous proposés jusqu’à présent laissent une pseudoséquence de forçage génétique et ne sont pas totalement convaincants. Le risque que la séquence de forçage génétique nous échappe et ne doit donc pas être négligé.
Des effets nets et précis à l’échelle moléculaire mais flous à l’échelle des écosystèmes
Au niveau moléculaire, CRISPR/Cas-9 et le forçage génétique sont extrêmement efficaces, précis et sans erreur. Le fait même d’exercer un contrôle aussi remarquable au niveau microscopique rend invisible l’absence de contrôle au niveau de l’organisme, de la population et de l’écosystème. Les effets du forçage génétique à l’échelle des populations et des écosystèmes sont difficiles à estimer. Pour cela, il faudrait connaître les paramètres de dynamique démographique et de reproduction de la population en question, ainsi que ses relations écologiques complexes avec les autres espèces de la communauté biotique. Malheureusement, ces paramètres ne sont connus pour aucune des espèces pour lesquelles le forçage génétique est envisagé. De plus, le niveau écosystémique est enchevêtré, et les modèles scientifiques pour prédire le devenir de ces systèmes complexes avec exactitude sont encore manquants.
CRISPR/Cas-9 et le forçage génétique confèrent à leurs manipulateurs, à l’égard du vivant, un pouvoir de dieux myopes.
Les biologistes qui proposent dès maintenant et sans analyse approfondie d’utiliser le forçage génétique dans la nature ont une particularité: s’ils connaissent bien l’échelle moléculaire des causes et de la manipulation génétique, ils sont plus ignorants des échelles macroscopiques, là où se joueront les conséquences importantes de l’action. En conséquence, CRISPR/Cas-9 et le forçage génétique confèrent à leurs manipulateurs, à l’égard du vivant, un pouvoir de dieux myopes.
Le débat est urgent
L’utilisation ou non du forçage génétique requiert un débat, ouvert à toute la société. Ce débat est urgent pour trois raisons: l’extrême facilité d’utilisation du forçage génétique, l’énorme champ d’applications potentielles de cette nouvelle biotechnologie et l’absence criante de lois et réglementations.
S’il manque aujourd’hui au débat scientifique sur le forçage génétique une pensée relationnelle systémique et complexe, armée de l’humilité et de la patience caractéristiques de l’écologie scientifique, il manque aussi un débat éthique sur les conditions morales et les droits d’une domestication par les humains des espèces sauvages. Il est souhaitable que les législateurs mettent rapidement en place les dispositifs légaux nécessaires pour geler ou ralentir l’utilisation de ces dispositifs en condition réelle (car dans l’immense majorité des cas, il n’y a aucune urgence à appliquer ces techniques), ou les limiter drastiquement à des cas particuliers lorsque l’urgence est manifeste (le cas du paludisme exige un débat), pour donner le temps à la société civile de réfléchir collectivement à ce qu’elle veut faire de cet outil, avant que des intérêts particuliers peu prévoyants ne commettent des dommages irréparables à la biosphère.