Vingt-six ans après le vote houleux dépénalisant partiellement l’IVG en Belgique, la stigmatisation de l’avortement et des femmes qui y ont recours n’a pas disparu. Elle prend au contraire de nouvelles formes, sur fond d’une absence volontaire d’information sur ce droit pivot, indicateur des droits sexuels en particulier et de ceux des femmes en général.
Alors que le mouvement laïque a pris publiquement position, depuis le milieu des années 1970, en faveur d’une dépénalisation totale de l’IVG, aujourd’hui encore, dès que la sortie du Code pénal est envisagée, les réactions sont révélatrices: «Si on laisse faire, les femmes avorteront davantage et plus tard dans la grossesse», «Si c’est dans le Code pénal, ce n’est pas pour rien!»… Répondre à ce type d’objections peut avoir un sens, celui de démontrer la misogynie qui les soutient, que l’on peut résumer comme suit: les femmes, inconscientes de la gravité du fait, devraient être cadrées, sinon recadrées par la loi.
Normativité et IVG: du délit au droit
Qui précise qu’une grossesse est objectivement plus dangereuse pour la santé qu’une IVG?
Inverser la question, en revanche, modifie radicalement l’angle de perception: quelle serait cette motivation impérieuse à vouloir conserver l’IVG dans le Code pénal belge? Elle se réfère à cette spécificité de cette infraction pénale: la première personne concernée est toujours une femme. Renverser la charge permet de mettre en évidence des biais de pensée jusqu’ici peu visibles. En effet, le caractère délictueux d’une interruption volontaire de grossesse est à ce point ancré dans les mentalités que, par exemple, tous les effets d’une grossesse non désirée sur le corps et la santé des femmes ne sont jamais pris en compte. Qui précise qu’une grossesse est objectivement plus dangereuse pour la santé qu’une IVG? Aucune femme ne meurt chez nous suite à une IVG; elles sont près de douze (1) à perdre la vie chaque année suite à un accouchement… Qui évalue la responsabilité sociale qu’une grossesse engage à long terme pour la femme qui accouche, même si heureusement de nombreux hommes en prennent également leur part? Pour les autres, la très large proportion de cheffes de famille monoparentale démontre une discrimination de fait, avec des risques patents de précarisation, tant pour ces femmes que pour leurs enfants.
Pire, en Belgique, on n’a jamais entendu parler de la «coercition reproductive», alors que ce phénomène est directement lié à un nombre certain de recours à l’IVG. En effet, nous savons que les chiffres des violences physiques et en particulier sexuelles envers les femmes sont toujours impressionnants et sous-référencés; cela ne débouche cependant pas sur une prise de conscience du lien pourtant évident entre violences et coercition reproductive, attesté par les études internationales. La coercition reproductive, qui porte atteinte à l’autonomie reproductive, à la santé et au bien-être des individus qui en sont victimes, est un concept émergent encore peu documenté dans les études sur les violences entre partenaires intimes. Elle se manifeste par des comportements qui interfèrent avec la contraception et la planification des naissances (trous dans les condoms, pilules remplacées ou jetées, refus de se retirer lors d’un rapport malgré un accord sur le coït interrompu…) et vise, par la contrainte à l’enfantement, à s’attacher de force une femme, par le lien indissoluble de la parentalité.
C’est parce que la loi dit la norme, et que la norme pour l’IVG – acte médical qui ne dure que quelques minutes – reste le délit que ces risques psycho-sociaux ou ces menaces sur la santé des femmes ne pèsent aucun poids dans la balance. Il est donc urgent d’ouvrir les yeux sur l’ensemble des aspects connexes à l’IVG, et de sortir du petit bout de la lorgnette pénale… Personne ne peut nier que les droits humains comprennent le droit à l’autodétermination, à la santé, au libre choix et à la planification familiale; tous droits dont relève l’interruption volontaire de grossesse. Au lieu de cela, nous devons faire le constat de la persistance des anciennes réticences, mais également à de nouvelles oppositions.
Avortement: le mot qui fait peur!
Lancez dans une conversation le mot «avortement» et vous provoquerez, au mieux, un silence circonspect.
Faites-en l’expérience: lancez dans une conversation le mot «avortement» et vous provoquerez, au mieux, un silence circonspect. Pourtant, en Belgique, entre 20 000 et 30 000 femmes ont chaque année recours à une IVG. Une des lacunes évidentes en matière d’IVG réside dans la non-transmission d’une information sur l’histoire de l’avortement, et plus généralement sur l’histoire des droits des femmes et des luttes pour une égalité de traitement, toujours à venir.
Ce manquement grave ne relève pas, comme on pourrait le supputer, d’une négligence involontaire. Il s’agit au contraire d’une omission concertée. Les difficultés que rencontrent les historien.ne.s à modifier le récit national pour y intégrer l’histoire de la moitié de la population – c’est-à-dire les femmes et leurs actions – ne forment que la pointe de l’iceberg.
De fait, s’il y a bien un sujet que l’on ne peut aborder à l’école comme tel, c’est celui de l’avortement. Bien sûr, l’information sur les conditions pour avorter est disponible, comme celle sur les lieux d’accueil, etc. En revanche, proposer aux écoles un dossier pédagogique sur l’histoire de l’avortement en Belgique, sur l’importance de ce droit comme un indicateur de l’égalité réelle entre les hommes et les femmes et sur les luttes collectives qu’il a fallu mener pour que cesse l’hécatombe des avortements clandestins, c’est une autre histoire! En 2011, l’envoi d’une circulaire aux écoles informant de l’existence de ce dossier a provoqué une menace de convocation de la commission du pacte scolaire pour non-respect de la neutralité de l’enseignement; la presse s’est engouffrée dans la brèche, Le Soir (2) allant jusqu’à titrer en introduction d’un dossier de plusieurs pages: «L’administration soutient des supports pédagogiques pro-avortement dans tous les établissements francophones. Le Pacte scolaire bafoué?»
Nous y voilà: d’un côté, il y aurait les pro-IVG et de l’autre, les antis. Le débat se mue en ring de boxe où l’on compte les points… Ce qui fait l’affaire de tous ceux qui se cachent les yeux, se bouchent les oreilles et refusent de respirer un air du temps moins vicié que celui de nos mères et grands-mères.
Autodétermination ou pénalisation des femmes?
Cette pusillanimité législative, politique et médiatique n’est pas sans conséquence sur le terrain. Des médecins de famille, biens sous tous rapports, se croient autorisés à mentir sur l’âge d’une grossesse pour faire traîner les choses hors délai (12 semaines); tel homme, sans que l’on puisse lui opposer quoi que ce soit, téléphone au planning pour annuler le rendez-vous pris par sa compagne enceinte; des pharmaciens refusent de délivrer la pilule du lendemain; telle infirmière moleste une patiente qui «prend un lit» dans un hôpital après une IVG… Sans oublier certains accueillant.e.s de planning qui refusent d’accompagner une «récidiviste», entendez une femme qui aurait déjà eu recours à une IVG. Parallèlement, notre pays continue à se défausser auprès de ses voisins: près de 1 000 femmes, souvent parmi les plus pauvres, les plus jeunes ou les moins entourées socialement, doivent se rendre chaque année en Hollande ou au Royaume-Uni pour avorter hors délai. Dont coût: 1 000 euros!
Cette pusillanimité législative, politique et médiatique n’est pas sans conséquence sur le terrain.
Dans le même temps, alors que l’extrême droite fourbit ses armes et que ses thuriféraires se drapent dans des discours vertueux contre les femmes libres – mais pour les «droits» des embryons–, les représentants des religions passent des accords pour œuvrer ensemble contre l’accès à l’IVG; le pape – tellement proche des pauvres – l’est beaucoup moins des femmes, et des femmes pauvres en particulier qu’il exhorte à ne jamais avorter. Enfin, en Europe, des gouvernements réactionnaires font dangereusement pencher la balance et mettent en place des entraves de plus en plus graves à l’IVG…
Quand, pour ceux-là, l’IVG reste un délit pénal, pour d’autres le signal ne serait que symbolique, puisqu’aujourd’hui il n’y a apparemment plus de procès pour avortement consenti. Mais ne nous y trompons pas, rien ne garantit qu’un prochain ministre de la Justice, qui serait de tendance anti-IVG, ne pourrait décider, une fois nommé, de réactiver les poursuites. En 2006, toute une équipe a été traduite en Justice pour n’avoir pas respecté les 6 jours de délai entre la première et la seconde consultation… Elle ne dut son salut qu’au jeune âge de la patiente et à la reconnaissance de l’état de nécessité. L’esprit de la loi a donc prévalu sur le respect de ses conditions strictes. En revanche, en 2007, l’homme qui a tenté de faire avorter sa femme de force, avec violences et la complicité de ses parents, a été relaxé par la juridiction gantoise, parce que la femme – qui a finalement gardé la grossesse – a demandé la clémence. Les agresseurs l’avaient «ligotée, battue, la femme enceinte de 3 mois a reçu des décharges électriques avec un aiguillon pour bétail». La Chambre du Conseil de Gand décide, en décembre 2008, la suspension du prononcé de la peine, signifiant ainsi qu’elle reconnaît les faits comme prouvés, mais qu’ils ne donneront pas lieu à de nouvelles poursuites ni n’apparaîtront au casier judiciaire.
Il est urgent de considérer le recours à l’IVG comme un soin de santé et non comme un délit, une faute que seules les femmes auraient à porter.
En conclusion, tant sur le plan de la sécurité pénale que sur celui de l’adéquation entre des principes de non-discrimination envers les femmes, il est urgent de considérer le recours à l’IVG comme un soin de santé comme un autre, et non comme un délit, une faute que seules les femmes auraient à porter, parce qu’elles sont filles et que, «par nature», elles devraient devenir mères chaque fois qu’un spermatozoïde rencontre un ovule. Les femmes d’aujourd’hui et demain ont droit au meilleur standard de santé ainsi qu’au libre choix! C’est aussi cela la culture, et si nous nous réclamons d’être civilisés, nous ne pouvons plus faire l’impasse sur une sortie de l’IVG du Code pénal.
(1) Le taux de mortalité maternelle est de 1 sur 8 700.
(2) Le Soir, édition du 16 février 2011.