Espace de libertés – Avril 2015

La légalisation du cannabis passe par les Amériques


Dossier

Le Colorado et l’Uruguay ont légalisé la consommation, la vente et la production de cannabis selon des modalités différentes. Après un an d’expérimentation, l’heure est aux premiers bilans. Ces tentatives permettront peut-être d’alimenter le débat belge et européen.


Les yeux, parfois un peu rouges, de ceux qui s’intéressent à la légalisation du cannabis sont rivés sur ce qui a lieu en Uruguay et au Colorado, cet État peu peuplé des États-Unis. On y a légalisé la consommation, mais aussi la production de ce produit psychotrope consommé dans de larges franges de la société.

Au Colorado comme en Uruguay, le constat est le même. La prohibition du cannabis est inefficace, elle n’enraye pas la consommation, elle alimente le marché noir, donc le trafic et la criminalité et, sans contrôle, n’offre pas de garanties concernant la santé publique. Un constat qui se répand comme une traînée de poudre. La Commission mondiale sur les drogues, dans son rapport de 2014, intitulé Prendre le contrôle: sur la voie de politiques efficaces en matière de drogues le disait sans ambages: «La guerre contre les drogues est perdue, place à de nouvelles approches.» En France, le journal Le Monde s’est fendu d’un édito remarqué pour la légalisation du cannabis, suivant en cela le New York Times.

Les nouvelles approches, on les tente au Colorado comme en Uruguay. Tous deux sont observés avec attention par la communauté internationale. Si leur constat de départ était identique, la politique de légalisation y est différente.

Légalisation commerciale et étatique

légalisation cannabisAu Colorado, l’usage dit «médical» de la marijuana est autorisé depuis 2012. Ce n’est qu’en janvier 2014 que cette légalisation s’est étendue à l’usage «récréatif». Le système est assez simple. L’État du Colorado autorise la production, la distribution, la vente et la consommation de cannabis. Il délivre des autorisations à chaque échelon du circuit de vente et n’intervient pas sur les prix qui répondent à la bonne vieille loi de l’offre et de la demande. À cela un bémol d’importance: toutes les transactions financières liées au cannabis sont taxées à près de 30%. C’était d’ailleurs l’un des arguments mis en avant par les partisans de la légalisation: légalisez et l’argent coulera à flots! Cette arrivée bienvenue de liquidités servira à construire des écoles, à engager des enseignants. La réalité leur donne raison. Selon les estimations, l’État du Colorado aurait déjà engrangé entre 60 et 100 millions de recettes supplémentaires. Quant aux consommateurs, ils sont limités dans leurs achats à environ 28 grammes pour les habitants du cru et 7 grammes pour les touristes du joint, qui se ruent dans cet État du Midwest. La légalisation aurait eu des résultats très probants dans certains domaines, comme la criminalité, en baisse de 10%, ou la création d’emploi, dans la chaîne de production et de vente. Cependant, certains pointent des effets négatifs. La légalisation aurait augmenté le nombre de consommateurs (mais cela est impossible à vérifier avec exactitude). Quant au système assez libéral adopté par le Colorado, il a engendré certains couacs. En effet, les «pâtisseries» à base de cannabis seraient mal identifiables, trop dosées et mal étiquetées. Plusieurs enfants ont échoué aux urgences de Denver. De même, la possibilité de faire de la publicité pour le cannabis est parfois dénoncée.

En Uruguay, il en va différemment. Là aussi on a légalisé la production et la consommation de cannabis en décembre 2013. Mais le système est davantage contrôlé par l’État. La consommation est autorisée. Quant à la production, elle peut se faire en groupe, via des «Cannabis Social Clubs» ou de manière individuelle. L’État octroie des licences à quelques entreprises pour la production «de gros». Celle qui devait être acheminée en pharmacie. Plus d’un an après ce changement politique d’importance, le bilan est plus que mitigé. On compte seulement 17 clubs cannabiques et 1500 personnes sur le registre des autocultivateurs. Ce qui laisse à penser qu’une grande partie de la vente de cannabis a toujours lieu sur le marché noir. Quant à la distribution prévue en pharmacie, elle est toujours au point mort. Les pharmacies rechignent à vendre ce produit pour des raisons sécuritaires ou éthiques (pourquoi ne pas vendre des cigarettes, à ce compte-là, disent-ils). Enfin, le nouveau président Tabaré Vasquez semble vouloir revenir, au moins partiellement, sur cette loi.

L’échec hollandais

Les spécialistes de la question observent avec attention ce qui se fait en Uruguay et au Colorado. C’est donc aussi le cas en Belgique, où ceux qui souhaitent la légalisation semblent pencher pour le modèle uruguayen.

Bruno Valkeneers de la Liaison antiprohibitionniste trouve par exemple des vertus aux deux modèles. «Mais au Colorado, tempère-t-il, on a créé un modèle libéral, générant un business avec peu de regard de l’État. Alors qu’en Uruguay, l’État est davantage impliqué, ce qui permet de mieux contrôler les produits, d’éviter le frelatage.»

C’est un peu la même chose que pense Tom Decorte, criminologue à l’université de Gand et l’un des auteurs d’un Plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis:»Le Colorado a choisi un modèle commercial assez similaire à ce qui se fait en pour l’alcool. On installe des entreprises et de grandes multinationales qui ont des intérêts commerciaux, qui peuvent faire de la publicité et voudront vendre le plus de drogues possible. Vu qu’il existe des risques pour la santé, je pense qu’il vaut mieux instaurer des modèles moins commerciaux. Mieux régulés. Le Colorado a commencé avec peu de règles. On y vend des confiseries au cannabis, on y fait de la publicité. Il est mieux d’être plus strict au début, puis d’évaluer et ensuite, éventuellement, de libéraliser un peu plus.» C’est donc le principe de prudence qui anime Tom Decorte.

Malgré ces réserves, les deux spécialistes apprécient que l’on avance sur ces questions. Pour Tom Decorte, «si l’on veut changer la politique en ce domaine, il faut régler non seulement la question de la consommation, mais aussi celle de la production, de la distribution. S’attaquer à toute la chaîne, sinon les problèmes persistent». L’exemple qui vient en tête est celui des Pays-Bas. Certes on y a légalisé la consommation et la vente de cannabis. Mais la production y est sévèrement réprimée, créant de fait les conditions pour la persistance d’une criminalité liée au cannabis. C’est ce qui fait dire à Tom Decorte que la politique en matière de cannabis aux Pays-Bas est «un échec».