Espace de libertés – Avril 2015

Libres ensemble

Dès le début des années 1970, les défenseurs des droits des femmes ont réclamé la sortie de l’IVG du Code pénal. Depuis le vote de la loi belge dépénalisant partiellement l’avortement en 1990, cette revendication semble tombée aux oubliettes.


Pourtant, en février 1977, un groupe de travail laïque rassemblant néerlandophones et francophones (1) proposait une loi fondée sur deux revendications: la dépénalisation totale et la médicalisation de l’IVG. Récemment, dans deux pays voisins de la Belgique –la France et le Luxembourg–, l’avortement est désormais considéré comme un acte de santé publique et non comme un crime ou délit.

Aujourd’hui, peut-on à nouveau soutenir cette revendication et exiger que cet acte, intimement lié à la vie privée et à la santé des femmes, ne soit plus inscrit dans la loi comme un « crime contre l’ordre des familles et la morale publique »? Selon certains, réaffirmer cette revendication risquerait d’ouvrir la boîte de Pandore. Mais celle-ci n’est-elle pas déjà rouverte par ceux qui agissent sans relâche pour revenir sur ces acquis? En effet, depuis quelques années, et de manière accrue depuis 2010, la pression récurrente des antichoix et des antiféministes s’exerce sur les enceintes parlementaires nationales et européennes. Dans ce contexte, en lieu et place d’une stratégie qui consiste à « faire le gros dos », ne serait-il pas plus indiqué d’opter pour une politique résolument volontariste qui renouerait avec les revendications premières des féministes et des progressistes?

Les compromis de 1990 ouvrent encore aujourd’hui une brèche en faveur des opposants à l’avortement.

« Sous conditions »

Sans revenir sur les péripéties du vote de la loi en Belgique, les compromis de 1990 ouvrent encore aujourd’hui une brèche en faveur des opposants à l’avortement. En effet, la loi accorde une dépénalisation partielle sous conditions. La première consiste à la reconnaissance par un médecin d’un état de détresse chez la femme enceinte. Dans son premier avis du 27 octobre 1989, le Conseil d’État avait demandé que cette notion soit supprimée, car peu précise et sans aucune portée. Par conséquent, « dans la dépénalisation envisagée, c’est la détermination ferme de la femme qui est engagée et non un état de détresse non objectivable ». Malgré cela –et ceci prouve que c’est bien la détermination de la femme seule qui pose problème à certains–, la notion de détresse est une des conditions posées par la loi.

La seconde condition fixe le délai d’interruption à douze semaines, et non quinze comme le prévoyait la proposition de loi. Le délai belge compte parmi les plus restreints en Europe (2). Conséquence: chaque année, on estime qu’un millier de femmes doivent se rendre à l’étranger pour une IVG hors délai. Ce sont le plus souvent des femmes défavorisées, précarisées ou en rupture sociale.

Reste la condition de la mise sur pied d’une commission d’évaluation de l’avortement. Elle est chargée de rendre, tous les deux ans, un rapport au Sénat. Les opposants à la loi escomptaient se saisir de ces rapports afin de pouvoir, le cas échéant, dénoncer une hausse spectaculaire des avortements en Belgique. Ce qui ne s’est pas produit, le taux d’avortement restant sensiblement le même et figurant parmi les plus bas au monde. La composition de cette commission est restée jusqu’à présent favorable au maintien des acquis. Il semble que depuis quelques années, des antichoix y font de l’entrisme. Son avenir est en outre peu clair depuis qu’elle a été transférée à la Chambre par suite de la réforme du Sénat.

Ces trois conditions permettent donc aux opposants de remettre régulièrement en question les termes et les délais de la loi et d’arguer que l’avortement n’est pas un droit acquis comme tel au profit des femmes.

France: loi générale et suppression de l’état de détresse

La loi française promulguée le 4 août 2014 « pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes » et visant à combattre les inégalités dans les sphères privée, professionnelle et publique affirme désormais que la décision sur le devenir de sa grossesse revient à la femme seule. Elle a provoqué une énorme manifestation soutenue par le pape ainsi qu’un recours au Conseil constitutionnel. Soixante sénateurs ont en effet déposé un recours. Il faut souligner que leur argument d’aujourd’hui est exactement le même que celui qui fondait le recours des opposants à la loi belge de 1990: le principe du respect de tout être humain dès le commencement de sa vie. Le Conseil constitutionnel l’a rejeté: non, ce principe n’est pas bafoué; l’article en question est conforme à la Constitution. Notons que dans la même loi, le délit d’entrave à l’IVG est désormais étendu à toute action visant à bloquer l’accès à l’information sur l’avortement.

Luxembourg: d’une législation très restrictive à la sortie de l’IVG du Code pénal

Dès 2013, le nouveau gouvernement résolument progressiste a inscrit clairement dans sa déclaration de coalition la sortie de l’IVG du Code pénal: « La législation relative à l’interruption volontaire de grossesse ne fera plus partie du Code pénal et sera intégrée dans la loi du 15 novembre 1978 relative à l’information sexuelle, à la prévention de l’avortement clandestin et à la réglementation de l’interruption volontaire de grossesse. » Elle a été adoptée en commission le 19 novembre dernier. D’une manière générale, l’avis du collège médical stipule que la modification de la loi sur l’IVG intervient dans la primauté de certains principes moraux comme le droit à l’autodétermination et le principe d’égalité femmes-hommes. De fait, le législateur manifeste la volonté de ne plus considérer l’avortement comme un crime, mais comme un acte médical régi par le Code de la santé publique. C’est pourquoi l’IVG dépend désormais uniquement du ministère de la Santé, et non plus de la double tutelle avec le ministère de la Famille. Les changements majeurs concernent la suppression de la confirmation écrite sauf pour les mineures non émancipées; la seconde consultation qui devient un droit facultatif et non une obligation et, enfin, la suppression, d’une énorme portée symbolique, de la notion de détresse. Cette notion –qui est au cœur de la loi belge– est dénoncée comme un critère purement subjectif et ne répondant à aucune nécessité juridique.

Sortir l’IVG du Code pénal belge: pourquoi?

Dès lors, revendiquer, comme initialement, la sortie de l’IVG du Code pénal relève d’une stratégie volontariste conforme aux revendications féministes et égalitaristes.

Pour obtenir le vote de la loi belge, les femmes et les progressistes ont dû abandonner plusieurs de leurs revendications et accepter une dépénalisation partielle de l’IVG. Ce compromis permet aux opposants de s’attaquer régulièrement à la loi et au droit des femmes à choisir d’avoir un enfant ou non. Dès lors, revendiquer, comme initialement, la sortie de l’IVG du Code pénal relève d’une stratégie volontariste conforme aux revendications féministes et égalitaristes. Ce détachement symbolique de la notion de délit s’avère aujourd’hui à la fois possible, suivant les exemples de la France et du Luxembourg, mais aussi indispensable. Car le recours à l’IVG reste marqué par la culpabilité et/ou la culpabilisation des femmes. En témoigne la difficulté de recueillir des témoignages, hormis chez les femmes politisées. Il est à remarquer que ce délit pèse uniquement et entièrement sur la tête des femmes, alors que l’acte sexuel qui a conduit à une grossesse non désirée se fait à deux…

Considérer l’IVG comme un acte médical consenti par la patiente pourrait également faire échec aux interprétations religieuses sur le «respect de l’enfant à naître». En tant que laïques, nous ne considérons pas que les cellules en développement à l’intérieur de l’utérus soient –même à 14 semaines– « un enfant à naître ». L’origine « divine » de la vie versus sa compréhension scientifique sont au cœur de la problématique. En effet, le fait que, dans le Code pénal, le délit d’IVG soit inclus dans la section « Atteinte à l’ordre public et à la moralité des familles » démontre qu’il s’agit toujours d’une question morale et non d’une question de santé publique.

Depuis les années 70, le CAL considère le recours à l’avortement comme un droit des femmes. Alors qu’en Belgique, seules trois générations de femmes ont pu bénéficier légalement de soins médicaux en cas d’avortement, il est temps de réaffirmer par le biais de la loi qu’au contraire d’un crime, l’avortement est une mesure de santé publique, un droit des femmes à disposer de leur corps et à choisir leur vie.

 


(1) Sous l’égide du Centre d’Action Laïque.

(2) Il est de 24 semaines au Royaume-Uni, 22 aux Pays-Bas et 18 en Suède.