Jadis, les hommes ont été confrontés, dans l’exploration de leur environnement naturel, à des plantes qui, au-delà de leurs valeurs nutritives ou curatives, entraînaient des modifications de l’état de conscience ainsi que de la perception de la réalité. Les considérant comme une voie d’accès au divin et au surnaturel, ils les ont intégrées à leurs rites chamaniques ou religieux.
La drogue colle à l’homme comme la peau à sa chair.
Jean-Marie Pelt (1)
Aux origines
Le lieu et le moment exacts de l’apparition du chanvre (cannabis) restent flous. Néanmoins, des vestiges découverts sur le site de Xianrendong en Chine attestent son utilisation environ 8000 ans avant notre ère. Il est repris sous le nom de ma ou ta ma (grande herbe) dans le plus ancien traité de médecine chinoise, le Pen Tsao de Sheng Nung, empereur qui aurait vécu selon la légende 2700 ans avant notre ère (2). Selon les archéologues et les anthropologues, la culture de la coca (khoka) remonterait à l’antique civilisation aymarienne qui se déployait en Amérique latine, 2000 ans avant notre ère. Elle deviendra par la suite la plante sacrée des Incas (3). L’aire précise d’origine du pavot reste incertaine. Néanmoins, d’après une étude récente, « les Rubanés sont peut-être parmi les premiers à avoir cultivé le pavot à la fin du 6e millénaire av. J.-C., en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne où trente sites ont livré des graines carbonisées » (4). En Égypte antique, l’usage thérapeutique du chanvre et du suc du pavot est mentionné dans le papyrus Ebers, écrit entre 1600 et 1500 avant notre ère. En Inde, les facultés du bhang (chanvre en sanskrit) sont vantées dans l’un des quatre livres saints de l’Atharva Veda. D’après Hérodote, les Scythes utilisent les graines du chanvre au cours de séances de fumigation collective. Dans la mythologie grecque, Morphée endort les mortels en les effleurant d’une feuille de pavot. Celui-ci est encore mentionné dans la Théogonie d’Hésiode ainsi que dans l’épopée homérique. Il est par ailleurs repris dans la pharmacopée d’Hippocrate. À Rome, le pavot et le cannabis sont utilisés dans de multiples domaines.
Au Ier siècle, Apicius agrémente ses recettes de gâteaux au miel avec du cannabis. Dioscoride, médecin militaire sous Néron, décrit leurs usages curatifs dans son De materia medica. Galien va populariser l’usage de l’opium et créer notamment une « thériaque », un électuaire (pâte) à base de jus de pavot, pour soigner les migraines de l’empereur Marc-Aurèle. « En Europe méridionale, l’utilisation de l’opium déclina ensuite nettement après la chute de l’Empire romain, pour ne réapparaître vraiment que bien plus tard avec le retour des croisades, soulignant ainsi le rôle notoire des Arabes dans sa rediffusion. » (5) Ceux-ci, en ayant très vite mesuré le potentiel commercial, semblent avoir en effet le plus contribué à sa propagation. L’apparition de l’islam au VIIe siècle et la désaffection de l’alcool qu’il entraîne vont concourir à la diffusion du cannabis dans les mondes arabes et persans. On trouve ainsi de nombreuses références au haschich dans Les Mille et une nuits. Le chanvre est bien connu des herboristes du Moyen Âge. L’abbesse allemande Hildegarde von Bingen (1098-1179) en décrit les effets dans son traité sur la nature et les plantes médicinales Physica.
Quand l’Église s’en mêle
Soucieuse d’imposer son pouvoir et ses valeurs morales à la société, l’Église, par son action, va entraîner la marginalisation d’un savoir populaire ancestral en matière de plantes médicinales (6). En 1484, le pape Innocent VIII promulgue la bulle Summis desiderantes affectibus par laquelle il autorise l’Inquisition à poursuivre la sorcellerie en Allemagne, interdisant au passage le chanvre suspecté de servir au cours de rites démoniaques. Quand Pizzaro découvre la coca en 1553, celle-ci est aussitôt condamnée par l’Église qui lui prête des propriétés sataniques. Mais, constatant son efficacité en termes de rentabilité, les Espagnols vont encourager l’habitude de mâcher de la coca chez les mineurs andins (7).
Au début du XVIe siècle, on attribue à Paracelse la promotion d’une boisson curative à base d’opium tenue pour « miraculeuse ». Plus tard, Thomas Sydenham élabore le laudanum, une teinture alcoolique d’opium safranée et parfumée, qui connaîtra un grand succès. En moins d’un siècle, auréolé des recommandations du corps médical, l’usage de ce remède et de ses succédanés se répand dans toute l’Europe. Les gazettes en assurent une large publicité et ils sont préconisés pour soigner une multitude de maux: du mal de dents des enfants à la tuberculose en passant par la dysenterie. Au début du XIXe siècle, l’opium fait partie de la pharmacopée de tout bon apothicaire ou médecin (8).
Par ailleurs, les modes de consommation évoluent. « Ainsi avec l’observation faite de l’inhalation du tabac par l’ermite Romano Pane au XVe siècle à Hispaniola, c’est une toute nouvelle ère de diffusion des narcotiques qui s’ouvrait alors: au-delà du tabac, c’est l’opium qui allait pouvoir être fumé, comme le haschich et plus tard la cocaïne ou même le crack. » (9)
Objet de convoitise
Au-delà de l’aspect moral, le cannabis et l’opium ont toujours fait l’objet de convoitises économiques. Le chanvre constitue une denrée stratégique, gage de prospérité, fournissant cordages, textiles (voiles et vêtements), papier… Et, les puissances maritimes européennes en exportent la culture aux quatre coins du monde. De son côté, l’opium devient un enjeu international, provoquant des conflits parfois violents, dans un climat non dénué de cynisme. Les Portugais, déployant leur commerce d’épices, se mettent à produire et exporter le pavot. Les Hollandais et les Espagnols renforcent par la suite cette dynamique via leurs comptoirs coloniaux. Par ce canal, l’usage de la pipe et du tabac est importé et diffusé en Asie du Sud-Est. La consommation d’opium va connaître une évolution importante avec la création des premières fumeries. Profitant de cette veine, l’Angleterre finance son empire colonial via le commerce de l’opium. Au début du XIXe siècle, la contrebande a pris une telle ampleur en Chine que l’Empereur en interdit l’importation. L’issue en 1860 des deux «guerres de l’opium» consacrera l’ouverture forcée du marché chinois.
Un peu de chimie
Au XIXe siècle, des procédés sont développés permettant l’extraction des principes actifs des plantes psychoactives. Cette évolution influera les modes de consommation ainsi que la perception culturelles des substances psychotropes. Extraite de l’opium en 1804, la morphine est d’abord destinée à calmer la douleur. L’engouement à son égard entraînera sa rapide diffusion dans le public alors que les dangers de sa pharmacodépendance ne seront reconnus qu’une vingtaine d’années plus tard. Après sa découverte en 1859, la cocaïne sert d’abord comme anesthésiant local avant d’être commercialisée à grande échelle sous forme de «boisson stimulante», tel le vin Mariani, une infusion de feuilles de coca et de vin de Bordeaux, dont même le pape Léon XIII vantera les mérites (10). L’héroïne, synthétisée en 1896, entre dans la composition d’un sédatif de la toux commercialisé par Bayer et sert couramment comme analgésique ou euphorisant. « Les compagnies pharmaceutiques, dont les empires financiers ont été érigés grâce à la vente de ces drogues, inondent littéralement les populations de ces “nouvelles médecines”, sans véritable information, et avant même que les médecins en connaissent les dosages appropriés et les effets à long terme. » (11)
Expérimentation et créativité
Stigmatisée lorsqu’elle est le fait des classes populaires, la consommation de drogue trouve du crédit dans les classes aisées, certains artistes la décrivant ouvertement comme un art de vivre, un moyen de mieux se connaître soi-même. Ramené dans les sacoches de la campagne d’Égypte, le haschich sera consommé sur un mode récréatif en France et puis dans le reste de l’Europe. En 1844, le docteur Moreau de Tours ouvre à Paris le Club des Hashischins en vue d’expérimenter et étudier ses effets. L’écrivain Théophile Gautier est un des premiers à participer aux séances. Se croiseront, en ces murs, de nombreux artistes tels Nerval, Delacroix, Dumas, Baudelaire… Ce dernier témoignera de cette période d’expérimentation dans Les paradis artificiels en 1860. Certains artistes consomment des préparations à base d’opium d’abord pour des raisons médicales, comme beaucoup à l’époque. À la recherche d’effets, ils augmentent leur consommation, la rendant parfois problématique, tel Thomas De Quincey qui décrit sa dépendance à l’opium dans Confessions of an English Opium Eater en 1822. De son côté, Sigmund Freud tirera de ses années « cocaïne », son ouvrage Über Coca en 1884 dans lequel il en étudie les usages thérapeutiques et récréatifs.
Des salons fumoirs essaiment en Europe et aux États-Unis. En 1880, il existait dans la seule ville de New York plus de 500 salons où l’on consommait du haschisch, et ce, jusqu’aux années 30.
Le goût pour les paradis artificiels va perdurer dans le monde artistique. Après la fin de la Première Guerre mondiale, une frénésie d’oubli provoque un grand attrait pour les substances psychoactives. Des surréalistes aux adeptes des voyages sous LSD et de l’art psychédélique, elles constituent un adjuvant de la création artistique (12).
Le XXe siècle sera également synonyme de prohibition. Mais ceci est une autre histoire…
(1) Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, Paris, Fayard, 1983, p. 7.
(2) Didier M. Lambert, «Les vertus thérapeutiques du cannabis à travers les millénaires», dans Journal de Pharmacie de Belgique, no 57, 2002, p. 21.
(3) Michel Rosenzweig, Les drogues dans l’histoire. Entre remède et poison. Archéologie d’un savoir oublié, Bruxelles/Paris, De Boek & Belin, 1998, p. 92.
(4) Aurélie Salavert, «Le pavot (Papaver somniferum) à la fin du 6e millénaire av. J.-C. en Europe occidentale», dans Anthropobotanica, Paris, 2010, 1.3., p. 11.
(5) Pierre-Arnaud Chouvy, Le pavot à opium et l’homme. Origines géographiques et premières diffusions d’un cultivar, annales de géographie, 2001, vol. 110, n° 618, p. 189.
(6) Drogues, questions ouvertes, Confédération parascolaire/CAL, Bruxelles, 2005, p. 21.
(7) Michel Rosenzweig, op. cit., p. 107.
(8) Line Beauchesne, Les drogues: les coûts cachés de la prohibition, Bayard Canada, 2006, p. 22.
(9) Pierre-Arnaud Chauvy, op. cit., p. 192.
(10) Romain Jeanticou, Angelo Mariani, le Corse qui inspira le Coca-Cola, mis en ligne sur http://france3-regions.francetvinfo.fr/corse, le 15 août 2013.
(11) Line Beauchesne, op. cit., p. 31.
(12) Laurent Wolf, «Inspirés par les drogues», dans Le Temps, 28 février 2013.