Pendant que les questions sécuritaires continuent de faire la une des médias tunisiens, les réformes sociales, économiques, environnementales, éducatives, judiciaires et autres prennent tranquillement le thé. Autant dire que, fraîchement élu, le président Beji Caid Essebsi et son gouvernement ont du pain sur la planche. Et gare aux faux pas car l’opinion publique est aux aguets.
Attendus au tournant, le président tunisien et ses ministres vont devoir pratiquer la culture du consensus, explicite ou implicite, mais certainement pas de façade au risque d’attirer les foudres de la rue tunisienne. Au-delà, ils vont devoir apporter des réponses concrètes aux besoins des Tunisiens et sortir le pays de cette crise multiforme qui gangrène son développement. À l’échelon international, la Tunisie devrait davantage s’affirmer: les dossiers de la dette, de la récupération des avoirs mal acquis et de la refonte de l’Union du Maghreb arabe constituent des stress tests extraordinaires.
La conquête d’un peuple sur son destin
En Tunisie, les mobilisations sociales sont antérieures à la chute de Ben Ali; en attestent par exemple les émeutes du bassin minier de Gafsa en 2008. En 2010, l’appétit féroce et sans pitié du clan mafieux Ben Ali-Trabelsi atteint son paroxysme, exacerbe les tensions à travers tout le pays et attire les foudres d’un peuple déterminé à reprendre les clés de Carthage. Depuis, les Tunisiens, contre vents et marées, ont parcouru un chemin impressionnant, certes, encore très long et jonché d’embûches. Mais déjà, nous avons là une conquête incontestable d’un peuple sur son destin, qui aura des répercussions majeures sur la vie politique et sociale dans tous les secteurs d’activité. En effet, depuis le 14 janvier 2011, les Tunisiens se découvrent autrement et s’ouvrent à eux-mêmes. Leader de son soulèvement, la société civile tunisienne est montée au créneau: femmes et jeunes sont engagés dans le marathon révolutionnaire, déterminés coûte que coûte à faire entendre leur voix. Par ailleurs, la « révolution du jasmin » a embarqué le droit, dans son sens large et non technique, pour un long et difficile périple, comme lors de l’adoption du Code du statut personnel en 1956. Le droit est redevenu la locomotive de la société et la liberté d’expression, son précieux bijou.
Un processus révolutionnaire en ordre de marche
Les luttes sociales sont reléguées au second plan, voire marginalisées ou, pire, criminalisées.
Depuis le départ forcé de Ben Ali, force est de constater que le processus révolutionnaire a été malmené. Très vite, l’élite politique gouvernante, toutes tendances confondues, s’éloigne des causes et des conséquences de la révolte au profit de questions qui semblent déconnectées de la réalité des Tunisiens telle la question islamistes/laïcs. Les luttes sociales sont reléguées au second plan, voire marginalisées ou, pire, criminalisées. À l’image des sit-in de la Kasbah 1 et 2, les composantes politiques et économiques, nouvelles et anciennes, proposent une solution politique, qui s’est cristallisée autour de l’urgence de s’accorder sur un calendrier électoral. Une recette politique qui oriente et neutralise le processus révolutionnaire, au détriment des revendications socio-économiques. Par exemple, les mobilisations sociales ont mauvaise presse car, presque systématiquement, elles sont dites « instrumentalisées » et feraient fuir les investisseurs. Dès lors s’est opérée une fine distinction entre les enjeux politiques et économiques, présentés comme prioritaires, et les luttes sociales, considérées comme un obstacle majeur à l’avènement de la stabilité. Une frontière trompeuse qui s’est concrétisée par la formule magique de «transition démocratique» qui définit des enjeux centraux et d’autres périphériques, à la faveur des classes sociales dominantes.
Des mouvements sociaux garants d’un processus révolutionnaire en bonne santé
Pourtant, ces mouvements sociaux sont une ressource extraordinaire pour repenser la politique et son exercice, au sens large. La pression constante qu’ils exercent oblige les tenants du pouvoir à rendre des comptes sur le travail accompli, les choix et les mesures adoptés. Par ailleurs, la spontanéité des mobilisations permet l’articulation d’un ensemble d’enjeux politiques, sociaux, économiques et identitaires. On le constate avec les revendications des jeunes de Siliana, Makther ou Kasserine qui font le lien entre chômage, redécoupage administratif et décentralisation de la décision politique. Une agitation sociale sans précédent qui pourrait poser les bases d’une société renouvelée et qui agirait comme le contre-pouvoir aux dérives du régime en place. En Tunisie, le répertoire d’action collective connaît actuellement un renouvellement de ses forces et de ses modes; il renaît de ses cendres, se cherche et se teste. Un nouveau type de mobilisation socio-politique, rejetant le modèle néolibéral et ses associés, intérieure comme extérieure, voit le jour. Si nombreux sont ceux que ce bouillonnement social dérange, il est une chance inouïe pour le processus révolutionnaire. Pour autant, ce dernier doit être préservé de la fragmentation des luttes et du risque de récupération politique. Parallèlement, il doit lever un large mouvement qui canalise l’énergie des masses pour en faire une force sociale durable fondatrice d’une société qui propose de vraies alternatives, ouverte sur elle-même, tolérante et tournée vers l’avenir.
Cette dynamique devrait porter les Tunisiens à acquérir et développer un état d’esprit qui libère les potentialités qui existent en particulier chez les jeunes et les femmes. Une telle démarche passe par l’adoption d’une attitude interrogative, auto-évaluatrice de remise en cause constructive des idées et des actions. Car, seul un changement profond dans les manières d’être, de penser et de fonctionner des Tunisiens –et ce, dans tous les domaines– donnera à ce soulèvement populaire, certes déjà historique, le grade de révolution et au modèle tunisien, les moyens de rayonner dans le monde entier.