Il n’est guère habituel pour un prêtre, qui plus est du Vatican, de s’exprimer dans « Espace de Libertés »! Je le fais cependant bien volontiers en raison, d’une part, d’amitiés qui me lient à certains d’entre vous, et d’autre part parce que je crois dans la beauté de la rencontre et à l’urgence d’une vraie réflexion commune sur les grandes crises qui traversent nos sociétés. Puisque l’occasion m’en est donnée, je partirai de mon expérience du Parvis des gentils, cette structure de dialogue dont je suis l’artisan au Vatican.
Qu’est-ce que le Parvis des gentils et pourquoi ce nom qui intrigue? Il s’agit, historiquement, de l’espace qui, à l’intérieur du temple de Jérusalem, permettait à qui ne partageait pas la foi d’Israël d’accéder à l’espace sacré pour y interroger les scribes. Les gojim (1) en visite à Jérusalem pouvaient y accéder librement. Dans un langage onusien, on pourrait l’appeler « parvis des nations » ou « parvis des libertés »… Il est remarquable qu’à l’intérieur du temple, et donc de ce qu’ils considéraient comme le lieu le plus sacré, le plus « inviolable », les juifs avaient réservé un vaste espace pour pouvoir y accueillir les « étrangers », des hommes et des femmes habités par des convictions différentes des leurs: belle leçon de tolérance. Certes, l’image a ses limites, et elles sont cruelles: un mur de séparation interdisait aux « gentils » l’accès à l’espace réservé aux juifs, sous peine de mort! Mais la révolution du Christ, selon ce que saint Paul écrit dans sa lettre aux chrétiens d’Éphèse, c’est d’avoir détruit ce « mur de séparation… Et des deux peuples, Juifs et Gentils, il a fait un seul peuple ».
De Jérusalem à Rome
Voilà pour l’image qui, le lecteur le comprendra, exprime symboliquement la charte du Parvis des gentils: créer des espaces ouverts de rencontre et de dialogue, dans un désir partagé de briser les murs de la haine et, dans un climat de fraternité, d’envisager ensemble les grandes questions de l’existence et de la vie de la société. Le jeu de mots, en italien, entre duello et duetto fait bien comprendre l’idée de sortir de la logique du « duel » pour rechercher les possibles harmonies dans le « duo » de voix parfois même discordantes.
La question de la croyance et de la « non-croyance » n’est pas si simple et beaucoup préfèrent parler de convictions. Qu’est-ce donc que croire vraiment en Dieu et être athée pour de bon? Ne pas croire en Dieu oblige à ne rien diviniser à la place. Croire en Dieu, et donc en quelqu’un d’infiniment transcendant, c’est refuser de se barricader derrière une croyance, se raidir sur des dogmes figés. Le dogme est une fenêtre et non un espace clos. Un ami disait que le Crépuscule des idoles, avant d’être un livre de Nietzsche, est une exigence de la Révélation.
Pour qu’une rencontre soit possible, il faut, pour l’athée, accepter que l’autre soit croyant et pour le croyant, que l’autre soit athée.
Intimes convictions…
Pour qu’une rencontre soit possible, il faut, pour l’athée, accepter que l’autre soit croyant et pour le croyant, que l’autre soit athée. Pour reprendre une expression du cardinal Ravasi, le fondateur du Parvis, il faut « se dévêtir du voile gris de la superficialité et de l’indifférence qui saborde l’élan profond de la recherche » afin de rejoindre les raisons profondes des convictions des uns et des autres. Ce dialogue est exigeant, voire éprouvant. L’athée comme le croyant peuvent se rencontrer et dire avec Pascal que « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ». Paradoxalement, le croyant comme l’athée peuvent confesser que Dieu est inconnu. L’athée authentique affirmera que Dieu est inconnu parce qu’il est inconnaissable; le vrai croyant pense que Dieu est inconnu parce qu’il est connaissable infiniment, et donc toujours au-delà de toute connaissance reçue.
À la question: « Reconnaissez-vous aux athées la légitimité à être porteurs de valeurs universalisables? », je réponds tout simplement que je reconnais à tout homme cette légitimité s’il fonde son discours en raison. Une valeur n’est universelle que si, par définition, elle vaut partout et pour tous. Un philosophe italien nous disait, à Palerme, que pour lui, athée, l’un des grands thèmes du Parvis des gentils était précisément celui de « nature ». Ce concept antérieur au christianisme a jusqu’ici servi de fondement aux valeurs et au droit. Certains, au nom des avancées de la science et des perspectives –angoissantes– du transhumanisme, considèrent qu’il n’est plus possible aujourd’hui de parler de nature. Dès lors, qu’est-ce qui fait l’humanité de l’homme? Et s’il n’y a pas d’humanité de l’homme, à quoi bon des valeurs? Une valeur pour qui, pour quoi? Une valeur sans valeur? Bref, il y a là de belles perspectives de débat.
… et débats de société
Certains athées s’inquiètent de la volonté des Églises à s’immiscer dans le débat sociétal… Je suis convaincu de la nécessité et du bien qu’il y a à séparer l’Église de l’État. Mais il n’y a aucune raison de séparer l’Église de la société. Jusqu’à preuve du contraire, non seulement un croyant n’est pas un citoyen inférieur, mais si l’on regarde tous les trésors de culture que la foi chrétienne a suscités en Occident, il faudrait beaucoup de mauvaise foi (!) pour ne pas reconnaître tout ce que la haute spiritualité peut apporter à une société. Que l’on pense aux cathédrales, à Jean-Sébastien Bach ou à Georges Lemaître! Ce dernier, chanoine belge, astronome et physicien à l’origine de la théorie du Big Bang, est sans nul doute un des plus grands scientifiques du siècle dernier.
Certains voudraient que seuls les individus aient le droit de s’exprimer au nom de leurs convictions, et non les institutions? Nier à l’Église le droit d’intervenir dans le débat sociétal tandis que toutes sortes de lobbying –des chasseurs et écologistes aux féministes et aux gays, des francs-maçons aux groupes de médias ou aux lobbies pharmaceutiques, etc.– ne cessent de le faire, et pas toujours à visage découvert. Auraient-ils une légitimité qui, par contre, serait refusée aux groupes de croyants?
Il y aurait beaucoup à dire, et peut- être certains lecteurs seront-ils désireux de réagir pour poursuivre cette « rencontre »… Je pense au renard du Petit Prince de Saint-Exupéry: « – Qui es-tu? dit le petit prince. Tu es bien joli…
– Je suis un renard, dit le renard.
– Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste…
– Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.
– Ah! pardon, fit le petit prince. Mais, après réflexion, il ajouta: qu’est-ce que signifie “apprivoiser”? »
(1) Mot grec qui, traduit en latin, donne le mot gens d’où vient le nom de « gentils ».