Espace de libertés – Janvier 2015

« Les oiseaux sans plumes » d’Anna-Maria Sechi


Libres ensemble

Qui publiera le manuscrit de cette femme qui a quitté la Sardaigne en 1953, pour rejoindre son père, mineur dans la région du Centre, et a fait de sa vie immigrée un défi?


Dans la maison d’Anna-Maria Sechi, à Jumet, les meubles ont la patine des intérieurs sardes et la lumière du jour retient l’éclat du soleil d’automne. Elle prépare du café, offre une portion du gâteau au citron qu’elle a préparé avec soin. Sur la petite table du salon, la couverture d’un document épais intrigue. La couverture de l’ouvrage, une photo en noir et blanc, a été prise devant une maison de mineur, à Houdeng, près de La Louvière, au milieu des années 50. Anna avait 16 ans, une robe blanche et tenait le bras de son père, le jour de son mariage avec Piero, un jeune homme venu de Sardaigne, pour descendre dans le fond, lui aussi.

Ils étaient tous des immigrés que la misère poussa à quitter leur île pour l’Eldorado belge. Ils trimèrent dur et vécurent dans les baraquements réservés aux étrangers. Comme l’annonce le titre du livre d’Anna, eux, ces « oiseaux sans plumes », avaient tout quitté pour gagner leur vie mais se retrouvaient les plus faibles parmi les plus vulnérables.

Dire la vérité, toute la vérité

C’est en 1979, après une réunion d’information sur l’élection du Parlement européen, à Bruxelles, qu’Anna a entamé la rédaction de son récit. Ce soir-là, elle s’était sentie spoliée de l’expérience d’une vie, quand le conférencier italien compara son voyage de nanti à celui des mineurs. Raconter son parcours, sans concessions, au risque de choquer ceux qui voudraient effacer une mémoire si douloureuse était un devoir de vérité pour ses enfants et les générations futures.

Anna a mis trente ans pour finir sa tâche –avec peine car elle devait raviver des blessures–, rédiger une première version manuscrite, la retaper sur son ordinateur puis le traduire en italien et lutter enfin pour la publier. En vain, à ce jour. Trop triste, paraît-il. Dommage, car c’est un grand document.

Rien ne remplace les témoignages directs, ainsi, le Rue des Italiens de Toni Santocono, publié aux éditions du Cerisier il y a trente ans déjà. Sortir aujourd’hui de l’obscurité le livre d’Anna-Maria Sechi serait un acte de justice. Ce texte à la première personne, écrit avec cœur et lucidité, poésie et sobriété, éclaire l’immigration italienne de l’après-guerre et, en contrepoint, interpelle à propos des réfugiés économiques de notre époque.

Le récit s’ouvre dans les années 50, à Birori, en Sardaigne. Pour attirer les travailleurs dans les mines belges, la propagande était aussi intense que trompeuse. Les zones rurales d’Italie crevaient de misère, le pouvoir de l’église était étouffant, les injustices, quotidiennes. Le père d’Anna prit le train en mai 1952. De Belgique, il écrivit que le travail à la mine était digne de L’Enfer de Dante. L’année suivante, pourtant, sa famille le rejoindra dans la région de La Louvière pour vivre dans un baraquement sans eau, où il gelait. La vie était chère, les mineurs mal payés. Les immigrés, méprisés. « C’était si dur. On ne peut imaginer. Il faut l’avoir vécu. Quand un mineur mourait dans la mine, on avait un jour de congé et c’était la fête », observe Anna.

Rien n’était prévu pour la scolarité des enfants qui ne parlaient pas le français. À 14 ans, malgré sa passion pour l’écriture et l’école, Anna dut chercher du travail. Étudier était impensable. Elle trouva un emploi de servante à mille francs belges par mois. Deux ans plus tard, elle épousa Piero, venu de Sardaigne lui aussi. Ils trimèrent jusqu’au déclin des charbonnages, partirent pour Bruxelles en tant que couple de domestiques, découvrant un autre univers. Dur, mais de manière autre, avec ses ombres mais aussi ses lumières.

Lucia, victime de la thalassémie

Belges et sardes, un jour, toujours. © DRLeur vie s’améliorait cependant petit à petit et deux filles naquirent; Piero devint ajusteur-tourneur dans une usine. Cet espoir se brisa quand il apparut que Lucia, la plus jeune de leurs enfants, souffrait de la thalassémie majeure, une maladie génétique frappant les peuples de la Méditerranée. Durant de longues années, avec l’aide du pédiatre, et d’autres scientifiques, Anna remua ciel et terre, participa à la création de l’Association des parents d’enfants thalassémiques et en devint la présidente. Aujourd’hui, la greffe de moelle osseuse sauve des vies. Hélas, Lucia s’est éteinte en 1985, dans la fragilité et le courage de ses 20 ans, avant qu’elle ne puisse profiter de ce progrès thérapeutique.

Cette déchirure, le lecteur la ressent au travers des mots d’Anna. Implacables. Une tragédie. Ne serait-ce que pour Grazia, qui a souffert du vide à la mort de sa sœur, Anna et Piero firent front. Puis le père d’Anna mourut de la silicose. Et la silicose de Piero, à sa retraite, ne fut plus indemnisée. Ainsi va le monde.

Dans les années 90, ils décidèrent de quitter Bruxelles pour Jumet, où les maisons étaient moins chères. Ils étaient devenus des grands-parents chaleureux, malgré les coups du sort. Appelée à la présidence du Cercle sarde de Châtelineau, Anna multiplia les initiatives pour faire connaître le monde de l’immigration italienne. En 2004, elle eut l’honneur de recevoir avec ses compagnons du cercle, le prince Philippe et la princesse Mathilde.

Dans son livre, cette femme courageuse va au bout de son témoignage, aborde le rejet de l’étranger, la froideur d’une certaine médecine, la difficulté de sortir de l’ornière quand on est pauvre, la difculté d’être femme. Elle termine avec ces mots de résistante: « Il m’arrive encore souvent d’avoir des difficultés à me situer, alors, au fond de moi-même, je reviens à mes racines de femme sarde. Cette terre rude où je suis née, elle est ma source d’énergie. Elle m’a donné la stabilité à travers les valeurs de son peuple, très simple en apparence, mais doté d’un incroyable don d’adaptation et d’une force de caractère inattendue, transmise à travers les siècles et à travers le silence de ses rochers de granit ».

Qui donnera écho à cette voix de femme libre?