Les athées ne sont que rarement des militants organisés. Il y a à cela une certaine logique: ils ne sont pas guidés par une vision mobilisatrice envers l’au-delà. Mais que dire alors de leur posture intellectuelle dans un monde ou la religion semble parfois être la norme?
L’identité religieuse est par essence plus consistante que la revendication de l’athéisme, car elle amalgame la nature de l’être humain avec une destinée et une survie. Surtout, elle offre un sens et un déterminisme là où l’athéisme requiert de ne considérer comme postulats que le hasard et la contingence. Pour cette raison, les athées doivent faire face à un reproche constant d’insensibilité et de matérialisme. Leur cynisme serait, pour certains religieux, l’écrin confortable de leur manque de valeurs.
Les athées ne sont en eux-mêmes les militants d’aucune cause particulière.
L’athéisme militant impliquerait, tout d’abord, d’adhérer à une prise de conviction forte, simple mais dépourvue d’ambigüité que constituerait, si on prend la définition officielle, l’absence de croyance en une vérité révélée. Cela exige, ainsi, d’établir clairement la distinction entre les athées revendiqués, qui assument leur conviction « qu’il n’y a rien », et ces buveurs d’eau tiède que sont les prudents agnostiques. Cette simple précaution permettrait, probablement, de con rmer que les athées « pur sucre » ne sont en réalité pas très nombreux; la raison en est notre défiance moderne et instinctive, précisément, vis-à-vis de toute certitude. Tel est le prix payé par la modernité: le renoncement aux certitudes et l’acceptation de voir chacun de nos paradigmes potentiellement remis en cause. Même la théorie de l’évolution affiche l’humilité de ne se proposer « que » comme théorie. Ainsi, l’un des champions reconnus de la cause athée, le biologiste néodarwinien Richard Dawkins, sur une échelle de 1 à 7, estime son propre niveau d’athéisme à 6 seulement, par précaution scientifique et métaphysique; puisqu’il est impossible, par définition, de prouver l’inexistence de quelque chose, je me dois par honnêteté intellectuelle préserver cette possibilité théorique, fût-elle très improbable. Je ne puis prouver l’inexistence des fées ou des schtroumpfs, je ne puis pas davantage prouver l’inexistence de Dieu. La science moderne s’est entièrement construite sur cette modestie paradigmatique: chaque modèle suivi l’est jusqu’à preuve du contraire.
Une théière dans l’espace
Le critère de vraisemblance, toutefois, permet de fonder rationnellement l’athéisme. Le philosophe Bertrand Russell utilise à cet égard l’argument célèbre de la théière dans l’espace. Imaginons que je pose le postulat qu’une théière gravite entre la Terre et Mars. Cette présence est absolument impossible à prouver; bien que les chances raisonnables de cette existence soient quasi nulles, l’inexistence de cette théière ne peut également être écartée. La foi religieuse en est au même point: tant qu’il sera impossible de prouver l’inexistence de quelque chose, elle sur- vivra, en dépit des progrès scientifiques rendant l’existence d’une volonté créatrice de moins en moins plausible. Cela n’empêche pas l’esprit raisonnable d’éprouver durement la vraisemblance de sa croyance.
C’est la théorie de l’évolution, nalement, qui porte le coup le plus sérieux à la foi religieuse; bien comprise –ce qui n’est pas toujours le cas–, elle démonétise en effet définitivement toute idée de finalisme, puisqu’elle attribue les évolutions du vivant à un hasard brassant des modifications génétiques en tous sens, et que seul l’environnement arbitre en favorisant les traits les mieux adaptés (1). L’homme développe une tendance à négliger le nombre d’occurrences qui ont dû se produire pour obtenir un résultat; cette erreur est appelée par le sociologue Gérald Bronner « erreur de la taille de l’échantillon », et est due à une propension humaine, reconnue entre autres par David Hume, à analyser systématiquement les évènements en termes de causalité.
Derrière le chaos
Car le dé le plus sérieux pour l’athée est celui-ci: renoncer à la nalité et à la causalité, constructions (ou catégories) élaborées par notre esprit pour donner du sens au chaos qui nous entoure. La faiblesse de l’athée est de devoir construire une position sur un postulat nihiliste peu mobilisateur: le monde est le fruit du hasard, tout est absurde. Sa force réside dans le constat que l’homme, psychologiquement, éprouve une nécessité d’offrir du sens à son existence et à ce qui lui arrive, et que la plupart des religions sont explicables par ce biais: comme par hasard, la foi religieuse offre du sens à des hommes qui, sans lui, seraient seuls face à un monde absurde; comme par hasard, la religion offre une existence après la mort, là où l’homme est ni et esseulé face à la brièveté de sa vie.
Le dé le plus sérieux pour l’athée est celui- ci: renoncer à la nalité et à la causalité, constructions (ou catégories) construites par notre esprit pour donner du sens au chaos qui nous entoure.
L’athéisme ne promet rien d’autre que de vivre sa vie, ici-bas, en une seule fois. Soit rien d’autre que ce que vous n’avez déjà, ou pourriez obtenir au cours de votre vie. L’athéisme vous remet donc en face à face avec vous-même et votre liberté. C’est pour cela que l’athée, généralement, est peu prosélyte. Et quand il l’est, c’est en réaction et sur un mode provocateur. Ainsi en est-il des pastafariens, adeptes de la célèbre Église du « monstre en spaghetti volant » considérant que l’univers a été créé par une entité informe de pâtes italiennes (2). […] À part le besoin de faire reconnaître que le droit de ne pas croire est aussi précieux que le droit de croire, les athées ne sont en eux-mêmes les militants d’aucune cause particulière.
Il peut difficilement en être autrement, à dire vrai: l’athée, à moins d’être borné, ne peut que se ranger à l’humilité scientifique et s’abstenir de prosélytisme, pour favoriser la discussion rationnelle et argumentée. Car si la religion est en général le fruit d’un parcours collectif charrié par l’émulation du groupe, l’athéisme, lui, est condamné à rester le fruit d’une démarche individuelle, mûrie dans la solitude d’une âme qui décide de la mettre en adéquation avec la crue simplicité du monde qui l’entoure.
(1) Ainsi, selon l’exemple bien connu, ce n’est pas la girafe qui a allongé le cou pour manger les feuilles de l’arbre; ce sont les girafes au long cou, seules, qui ont survécu parmi les innombrables essais de la nature que nous ne percevons plus puisqu’ils n’ont pas passé le cap de l’évolution.
(2) C’était, au départ, une réaction aux velléités créationnistes de faire enseigner leur théorie au même rang que la théorie de l’évolution au sein des écoles. Quand les pastafariens se réunissent, donc, c’est sur un mode badin d’opposition aux religions.