Un grand quotidien new-yorkais consacrait récemment un long article au climat d’antisémitisme qui régnerait en Europe, et pointait Bruxelles, où les juifs ne se sentiraient plus en sécurité.
À maintes reprises, ces dernières années, la presse américaine ou israélienne a fait le tableau d’une Europe soumise au fondamentalisme musulman, dont un symptôme majeur serait la judéophobie –un constat oublieux, souvent, qu’Israël demeure sans doute l’endroit le plus dangereux pour les juifs et que les Américains ne sont pas moins confrontés à l’antisémitisme. Toutefois, le fait qu’un journal aussi pondéré que le New York Times y procède également, se demandant si l’Europe demeure un lieu sûr pour les juifs, nécessite de clarifier ce qu’il en est. S’il est un fait indéniable, c’est bien le sentiment très vif d’insécurité –objectif ou subjectif– que ressentiraient les juifs et qu’expriment les organisations juives ces derniers temps. Les plaintes d’une minorité aussi fragile et porteuse d’une blessure historique brûlante doivent être prises en compte avec le plus grand sérieux. Sont-elles fondées? Certes. Mais à condition aussi d’opérer des nuances dans l’analyse, pour ne pas verser dans la psychose que certains se plaisent à entretenir.
La courbe de l’antisémitisme suit celle du racisme en général, et il n’y a pas de mouvement de fond antisémite comme il y a un rejet marqué de l’islam.
Vieux discours et simplification outrancière
Il est patent que la Belgique, ni plus ni moins que d’autres pays, connaît une « libération de la parole antisémite ». Les réseaux sociaux en particulier se font le véhicule incontrôlé de l’expression des émotions sociales, des préjugés diabolisants et des idéologies les plus abjectes, réanimant des discours que l’on pensait depuis longtemps oubliés –les juifs en sont, comme d’autres, les victimes privilégiées.
Ensuite, il y a le conflit israélo-palestinien. Non que ce conflit serait transféré ici, comme le soutiennent d’aucuns, hormis peut-être la circulation de discours nauséabonds répétés à profusion par des marchands de haine moyen-orientaux. Mais, surtout, la cause palestinienne cristallise chez certains une identification exacerbée avec les victimes de la brutalité militaire israélienne –les images de Gaza sous les bombes ont eu un pouvoir de réaction phénoménal–, entraînant chez d’aucuns la conviction que ce martyre est aussi le leur, qu’ils sont eux aussi des victimes d’Israël et, par extension, des juifs. Cette blessure partagée, en Orient et en Occident, procède aussi d’un phénomène que le New York Times pointe très justement: l’ »indistinction progressive entre Israéliens et juifs » dans l’imaginaire d’une partie de la population: c’est aux seconds que l’on s’en prend au sujet des agissements des premiers et que l’on rend coupables des comportements de ceux-ci. De sorte que la différenciation qu’il fallait autrefois nécessairement établir entre antisionisme et antisémitisme devient de moins en moins opératoire, ou du moins complexe à opérer, parce que de plus en plus souvent la négation de l’existence même d’Israël s’ancre dans le discours judéophobe. Sans compter que c’est de plus en plus au nom de la défense de l’islam que l’on s’en prend à l’État juif, faisant de tout musulman une victime d’Israël et par extension des juifs. Quant à ces derniers, victimes devenues bourreaux, ils seraient dès lors eux-mêmes responsables de la détestation qu’ils provoqueraient.
Notre époque connaît aussi une forte mobilisation du ressentiment, parmi des franges de la population qui s’estiment discriminées, marginalisées, se nourrissant également de l’idée qu’il y aurait deux poids, deux mesures dans l’attitude européenne: l’islamophobie ne serait pas traitée avec autant de sévérité que l’antisémitisme; Israël ferait l’objet de mansuétude alors que le jihadisme ferait le lit d’une détestation de l’islam. Ce ressentiment, qui dans sa version intellectualisée repose sur un décodage des maux de nos sociétés en termes de domination, s’alimente souvent au discours antisystème, signant le succès des nouveaux prêcheurs de la haine antisémite, tels Soral ou Dieudonné. Ces derniers offrent à ceux que le ressentiment fait bouillonner une explication aux maux dont ils souffrent, une réponse quant à l’indignité qui leur est faite et à leur aliénation sociale, politique et culturelle. Les responsables? Les juifs, lesquels s’occuperaient à divertir à leur profit le politique, les médias, le système nancier, bref, le pouvoir… Ce « discours antisystème » simpliste, percutant, désigne les victimes et cible les bourreaux. Et quelle cible plus facile que les juifs! Depuis deux siècles, les arguments ont été accumulés à leur encontre, arguments qu’il suffit –à peine– d’actualiser.
Des dérapages antisémites
L’ignorance des plaies historiques, l’ignorance de la pénalisation du racisme, la banalisation du mépris de l’Autre, tout cela concourt à un autre phénomène, plus volatil mais tout aussi pernicieux: le « dérapage antisémite ». À plusieurs reprises ces dernières années, ces dérapages se sont produits, redynamisant la caricature antisémite, moquant le génocide des juifs, réveillant d’amères blessures. Des actes de vandalisme ont également frappé des lieux symboliques de la mémoire juive, alors que les boutades douteuses, les brimades ou les insultes se sont multipliées. Si le signalement de faits antisémites n’est pas en progression réellement spectaculaire, c’est plutôt leur gravité intrinsèque qui l’est.
Voilà pour l’énumération des tendances. La perception qu’en ont les principaux intéressés est une autre chose. À leurs yeux, l’antisémitisme serait à nouveau un code culturel accepté, la critique d’Israël légitimerait la libération de la parole antisémite, et la lutte contre l’antisémitisme ne serait plus une priorité pour les décideurs publics –les réseaux sociaux alimentent en les exacerbant les dérapages antisémites, comme ils entretiennent et gonflent les angoisses suscitées. Cette perception ramène à une seule et même dynamique– un regain spectaculaire de l’antisémitisme, voire une Europe antisémite, diront certains –ce qui relève en réalité de phénomènes essentiellement dis- joints, car la judéophobie contemporaine est très hétérogène.
Au-delà de ce sentiment largement répandu, certains esprits se plaisent à entretenir une véritable panique. Il y a dix ans, une étude du Conseil représentatif des institutions juives de France désignait déjà la Belgique comme un pays où « l’antisionisme est devenu une véritable religion civique ». Dans la foulée, des analyses ont nourri la dramatisation et fait de ce pays, aux yeux de certains, le parangon de la nouvelle condition victimaire des juifs d’Europe. Un discours qui procède à l’amalgame de ré exes sociaux et de traditions idéologiques en tous points antagoniques, traçant une ligne directe et très contestable entre la figure du bouc émissaire autrefois dévolue aux juifs et la nature de l’antisionisme contemporain, qui cristalliserait tout l’imaginaire occidental antijuif.
L’épreuve du catastrophisme
En réalité, aucune étude sérieuse qui permettrait de comprendre l’évolution du racisme antijuif en Belgique, d’en décrypter les mécanismes n’a à ce jour été menée. Cela étant, quels qu’en soient les ressorts, il est inacceptable de devoir se résoudre à mettre toutes les activités juives sous la surveillance d’un dispositif de sécurité anxiogène, et tout aussi inacceptable que des personnes se réclamant d’une identité juive soient contraintes de masquer leurs signes d’appartenance. Notre erreur a été de penser que nous serions éternellement immunisés contre l’antisémitisme, en raison de la charge émotionnelle du passé. Il n’en est rien. Les pédagogies antidiscrimination ne fonctionnent pas, ou plus –les diatribes n’ont pas cessé, malgré le terrible attentat au Musée juif. Tant que l’on verra dans les juifs seuls, et non l’ensemble des citoyens, les victimes de l’antisémitisme, notre société ne changera sans doute pas. Les appels dérisoires au dialogue interreligieux ou interculturel sont, en la matière, bien vains, car il faut avoir peu de discernement pour juger qu’il s’agirait d’un conflit entre communautés, et qu’il ne concernerait que ces-dites communautés, alors que nous sommes tous concernés.
Dans le même temps, il faut raison garder: notre continent est raciste, il est vrai, mais bien plus antimusulman et xénophobe que judéophobe –la courbe de l’antisémitisme suit celle du racisme en général, et il n’y a pas de mouvement de fond antisémite comme il y a un rejet marqué de l’islam. C’est là la bien triste atténuation du constat que l’antisémitisme serait partout. Le racisme l’est bel et bien, et les juifs ne sont en réalité, amère nuance, pas les plus mal lotis.