Plongé dans le chaos institutionnel et la guerre entre factions et gangrené par les groupes terroristes islamistes, ce qui reste du pays de Kadha menace et inquiète ses voisins comme l’Occident. Au point que dirigeants et états-majors se préparent à une périlleuse et probable intervention militaire, sans le claironner.
Engager une incertaine intervention militaire ou laisser un pays, abcès purulent du terrorisme islamiste, se disloquer un peu plus sous les coups d’une guerre entre factions. Telle est l’alternative mortifère à laquelle la Libye confronte Washington, Paris, Londres et l’ensemble de ses voisins régionaux. Les médias et les yeux de l’opinion internationale sont, légitimement, rivés sur l’Irak et la Syrie, où s’étend la marée barbare de l’État islamisme (EI ou Daech, selon son acronyme arabe). Mais le drapeau noir de ces terroristes les plus fanatisés otte également sur la ville libyenne de Derna, aux portes de l’Europe et à quelques kilomètres de la frontière égyptienne. Les 100.000 habitants de cette cité portuaire survivent dans un quotidien de terreur: les exécutions publiques et décapitations ensanglantent le stade de football, l’enseignement des sciences naturelles et des langues a été prohibé, la Charia fait of ce de loi suprême, les forces de police se sont muées en escadrons de la mort. L’absence totale d’autorité centrale et étatique a permis à l’EI de faire de la ville la première enclave d’un “califat terroriste sur les rives de la Méditerranée”, selon les mots du Premier ministre britannique, David Cameron. Fin novembre, le président égyptien Sissi est venu à Paris dire son inquiétude à son homologue français, François Hollande. Le Caire pointe la Libye comme le principal pourvoyeur d’armes et de terroristes qui sévis- sent sur son territoire, notamment au Sinaï et prône la méthode forte pour éradiquer la gangrène islamiste du pays.
Officiellement –et à l’heure où nous mettions sous presse–, la position de Paris demeurait inchangée, vigilance et tempérance. Il convient de faire confiance à la médiation engagée par l’ONU pour tenter d’apaiser une véritable guerre civile. Depuis la chute de Kadha en 2011, conséquence directe sinon souhaitée de l’intervention militaire dans le pays, États-Unis et France en tête, la Libye a proprement implosé. Aujourd’hui, une Chambre des représentants, basée à Tobrouk, est reconnue comme autorité légitime par une large part de la communauté internationale. Tripoli est aux mains de Fajr Libya (Aube de la Libye), une coalition de brigades armées. L’EI tient Derna d’où il a délogé l’autre mouvement islamo-terroriste, Ansar al-Charia qui s’est, lui, replié sur Benghazi. Cette myriade est encore complétée par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), plus au sud.
L’histoire, ou son ironie, retiendra peut-être que c’est précisément l’intervention “Unified Protector”, qui a certes déposé un dictateur mais aussi plongé la Libye dans le “trou noir” du terrorisme.
Le nouveau centre de gravité du terrorisme
S’en remettre à une médiation onusienne, ou élargie aux pays de la région comme le réclame l’Algérie, est une posture qui pourrait ne pas faire long feu. En octobre dernier, le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, concédait: “Il faudra agir en Libye. La réalité est là, devant la communauté internationale”. Et d’ajouter: “Il faut sortir de la passivité pour agir, diplomatiquement d’abord.” D’abord, donc. Et ensuite?
De longue date, la France, comme les États-Unis et d’autres pays se préparent “au cas où” à une intervention militaire. En janvier 2014 déjà, l’amiral Édouard Guillaud, alors chef d’état-major français des armées nous confiait: “Le sud de la Libye est devenu un véritable trou noir. L’idéal serait de monter une intervention internationale avec l’accord des autorités libyennes […]. Encore faudrait-il qu’il y ait un État dans le nord du pays”. Le chef militaire décrivait alors le Sud libyen comme “un lieu de régénération, d’approvisionnement en armes des terroristes et comme le nouveau centre de gravité du terrorisme”.
Palabres diplomatiques…
Depuis, en marge des médiations et gesticulations diplomatiques, la machine politico-militaire s’est mise en marche. Le ministre français de la Défense a évoqué le cas libyen avec son homologue au Pentagone et avec la conseillère à la sécurité nationale auprès de la Maison-Blanche, Susan Rice. Le nouveau chef d’état-major tricolore, Pierre de Villiers, est allé prendre le pouls à Alger, où les militaires n’oublient pas la sanglante prise d’otages sur le site gazier d’In Amenas, lancée sur leur territoire depuis la Libye en janvier 2013.
… et identi cations de cibles
Pour l’heure, aucune décision politique d’engagement militaire n’a été prise. Cela n’empêche pas les dirigeants d’envisager toutes les hypothèses et, surtout, les états-majors d’établir des plans afin de se tenir prêts le cas échéant. Tel est leur rôle. Ainsi, à Paris, les militaires ont-ils d’ores et déjà identifié des cibles potentielles. D’éventuelles frappes viseraient les groupes terroristes proches de la localité d’Obari dans le sud du pays. Le sanguinaire chef islamiste algérien, Mokhtar Belmokhtar, un temps annoncé comme ayant été tué par l’armée tchadienne sans que cela soit confirmé, serait présent ou au moins passé par cette localité. La ville de Derna et l’est de la Cyrénaïque seraient aussi ciblés. D’autres précieux renseignements auraient été délivrés à des responsables militaires français par Othman Mileiktah, le chef d’une milice, spécialement dépêché à Paris fin septembre dernier par le Premier ministre libyen. Cet émissaire aurait pointé plusieurs fiefs terroristes et évoqué la fourniture d’armements provenant du Soudan, achetés via des fonds qataris.
Pour Paris, le Sud libyen constitue la base arrière des réseaux djihadistes. C’est là que se sont regroupés les combattants islamistes chassés du Mali par l’intervention militaire française. De là encore que partent les convois d’armes, en sens inverse, destinés aux terroristes qui infestent encore le massif des Ifoghas au Mali. Illustration, début octobre 2014, c’est sur cette piste, au nord du Niger, qu’une de ces colonnes de véhicules chargés d’une importante quantité d’armes a été interceptée au sol par les forces spéciales françaises. Des terroristes ont été “neutralisés”, d’autres capturés. Chose rarissime, suffisamment pour être relevée, c’est un communiqué diffusé par l’Élysée, et non le ministère de la Défense ou l’état-major, qui a rendu publique cette action de vive force. Preuve, s’il en était besoin, que la situation libyenne est suivie au plus près et au plus haut sommet de l’État.
Des rives de la Mauritanie jusqu’aux dunes du Niger, la France a profondément remanié son dispositif militaire. Désormais, cette immense zone sahélo-saharienne est le champ d’action de la force Barkhane qui aligne près de 3600 hommes, dont des forces spéciales, des avions de combat, deux drones. En novembre dernier, des travaux d’infrastructures ont été lancés pour établir une base avancée temporaire à Madama, en plein désert du Niger mais surtout à une centaine de kilomètres de la frontière libyenne.
Ces opérations ponctuelles et grandes manœuvres de long terme ne préjugent pas d’une intervention militaire, mais elles en posent les bases. Si celle-ci était décidée, elle se déroulerait sous la bannière d’une coalition élargie, conduite militairement par la France et les États-Unis dont la coopération régionale s’est intensifiée (dix millions de dollars versés par Washington à Paris, mutualisation des moyens). Toute ressemblance avec l’opération Unified Protector, menée dans le ciel libyen et en partie au sol en 2011, qui avait conduit à la chute du régime Kadha , ne serait pas fortuite. L’histoire, ou son ironie, retiendra peut-être que c’est précisément cette intervention qui a certes déposé un dictateur mais aussi plongé la Libye dans le “trou noir” du terrorisme.
En septembre dernier, six avions F-16 de l’armée de l’air belge ont décollé pour rejoindre la base grecque d’Araxos puis la Jordanie pour participer aux bombardements de la coalition contre l’État islamique en Irak. C’est précisément depuis Araxos que ces mêmes appareils avaient contribué aux frappes sur la Libye en 2011. Si les médiations diplomatiques devaient échouer, l’avantage est que les pilotes de chasse belges, français, américains connaissent désormais par cœur les plans de vol vers Tripoli.