Espace de libertés – Janvier 2015

Dossier

Qui veut écrire l’histoire de l’athéisme à l’époque moderne est d’emblée confronté à une série de questions fondamentales de terminologie et de méthodologie. Ce problème se pose de manière générale à l’historien des idées, mais il se fait ressentir ici avec une acuité renforcée.


Qui sont ces « athées » qu’évoquent certains auteurs des XVIe et XVIIe siècles? Comment savoir de quoi parlent vraiment les sources anciennes quand elles recourent à des termes qui nous semblent familiers, mais dont le sens a profondément changé au fil des siècles? Pendant longtemps, le terme « athée » était avant tout une insulte violente et un chef d’accusation très grave mais aussi assez vague. Il est question ici des nombreux écrits, théologiques, juridiques, polémiques ou autres, dont la seule raison d’être et le principal objectif étaient de dénoncer les opinions non conformes à l’orthodoxie religieuse.

L’étude de l’athéisme du passé a obéi et obéit toujours à des réflexes d’appropriation identitaire et idéologique.

Par l’intermédiaire de cette importante littérature dite « hérésiologique », le vocable « athée » s’est en quelque sorte imposé comme un équivalent, particulièrement agressif, de « hérétique » ou de « libertin ». Dans le chef de ceux qui les jetaient à la tête de leurs adversaires, tous ces termes étaient synonymes de condamnation, sinon à la mort, du moins à la mise à l’écart et à l’interdiction de s’exprimer, en d’autres termes à des formes de mort sociale et symbolique. Mais ceux qui étaient visés par l’insulte « athée » et par l’ostracisme qui en découlait n’étaient pas vraiment des athées au sens actuel et habituel du terme. La plupart d’entre eux ne reniaient pas Dieu, ne remettaient pas en cause son existence et ne contestaient pas son pouvoir. Ils étaient tout au plus « irréligieux » ou « sceptiques » par rapport à certaines vérités révélées, ou alors ils s’opposaient à tel ou tel dogme des Églises établies, sans pour autant vou- loir ébranler tout l’édifice dogmatique.

Un casse-tête pour les hérésiologues

Jean-Pierre Cavaillé, historien et maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, a beaucoup étudié ces questions de terminologie et mis en évidence un énorme paradoxe, inhérent à l’histoire de l’athéisme des XVIe et XVIIe siècles (1). Qui veut trouver des athées de cette époque ne doit pas les chercher là où on parle « d’athéisme »; il doit plutôt pousser les recherches plus loin, dans les sphères du non-dit, du suggéré et de l’ambigu.

Anne Staquet, docteur en philosophie et chargée de cours à l’Université de Mons, a forgé l’heureux concept « d’athéisme voilé » (cf. son article Voile levé sur l’athéisme (in)soupçonné dans ce numéro) pour désigner les quelques auteurs –français, italiens et anglais– qui,
tout en ne se revendiquant jamais ouvertement de l’athéisme, n’en défendent pas moins des positions authentiquement athées ou du moins proches de l’athéisme tel que nous le dé nissons aujourd’hui (2). Cette grille de lecture et la méthode sur laquelle elle repose sont délicates et difficiles à manier. Mais elles permettent à l’historien des idées de s’approcher au plus près du cœur de la pensée des athées et des libres penseurs de l’époque moderne.

Une autre manière d’aborder « l’athéisme » d’avant 1800 consiste à changer de focus et à élargir la notion à toutes les formes « d’incroyance ». En effet, cette période de l’histoire demande une définition plus ouverte, moins figée et plus souple, de ce que seraient vraiment des paroles, des écrits ou des comportements « athées ». Dans son Histoire de l’athéisme, Georges Minois accorde une place non négligeable aux nombreux signes et témoignages de ce qu’il appelle « l’irréligion populaire », entre anti-cléricalisme poussé et scepticisme frôlant l’incroyance (3). Rares sont les historiens de l’athéisme philosophique qui se penchent sur des éléments socioculturels caractéristiques d’une certaine « déchristianisation », comme l’augmentation du nombre de procès pour blasphème ou la recrudescence de certaines formes d’iconoclasme, c’est-à-dire de violence contre les images pieuses et les objets sacrés. Peut-être parce que les frontières de disciplines, entre philosophie et histoire (et anthropologie et études littéraires…), pèsent encore trop sur la conception de l’objet d’études, par définition complexe et mouvant, que constitue l’athéisme des temps modernes.

Les métamorphoses de l’athée

Un problème supplémentaire qui se pose à l’historien de l’athéisme est celui des défauts d’une historiographie lacunaire et orientée (4). Pour les « hérésiologues » des XVIe et XVIIe siècles, étaient « athées » tous qu’ils dénonçaient et condamnaient comme tels. En miroir, une certaine littérature sur l’athéisme a tenté de récupérer a posteriori tous ceux qui pouvaient servir la cause (5). Au même titre que l’histoire de l’Église catholique, principalement écrite par des catholiques, voire par des clercs (pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres), l’étude de l’athéisme du passé a obéi et obéit toujours à des réflexes d’appropriation identitaire et idéologique. Le renouveau se fera notamment par de nouveaux questionnements. Par tradition, les ouvrages sur l’athéisme avaient tendance à se demander « qui étaient les premiers athées? » ou « tel auteur était-il vraiment athée? ». À l’avenir, ne devraient-ils pas plutôt essayer de mieux comprendre comment et pourquoi le visage de l’athéisme, au sens très large du terme, a changé au fil des siècles?

 


(1) Jean-Pierre Cavaillé, « “Athée” au début de l’époque moderne: une accusation inacceptable », dans Anne Staquet (dir.), Athéisme (dé)voilé aux temps modernes, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2013, pp. 13-23.

(2) Anne Staquet, « Hobbes défend- il un athéisme voilé? », dans Anne Staquet (dir.), op. cit., pp. 129-146.

(3) Georges Minois, Histoire de l’athéisme. Les incroyants dans le monde occidental des origines à nos jours, Paris, Fayard, 1998. Cf. notamment le chapitre VIII sur « L’envers incrédule du Grand Siècle (1640-1680) » et le chapitre XI intitulé « Irréligion et société (XVIIIe siècle) ».

(4) Voir entre autres Pierre F. Daled, « Rhétorique masquée et ambivalence dans l’historiographie de l’athéisme », in Anne Staquet (dir.), op.cit., pp. 45-61.

(5) Voir, à titre d’exemple, le cas de Rabelais: Monique Weis, La religion de Rabelais ou de
« l’athéisme » au XVIe siècle, dans Anne Staquet (dir.), op. cit., pp. 63-82.