Espace de libertés – Janvier 2015

Une association d’athées: périls et opportunités


Dossier

Il n’y avait pas, en Belgique, d’association explicitement athée jusqu’à la création de l’Association belge des athées pour rassembler des athées de toutes convictions et motivations, pour autant qu’ils ne soient pas d’extrême droite.


Les athées se sont retrouvés dans des associations portant le drapeau de la laïcité, mouvement où, depuis longtemps, il n’y a que des athées, des agnostiques et des spiritualistes non religieux. La raison en était le combat essentiel contre le cléricalisme très puissant et dominant qui exigeait de se centrer sur la séparation de l’Église et de l’État, le pluralisme démocratique et la tolérance, concepts dont les athées et apparentés ne peuvent avoir le monopole. Pourtant ces dernières années, voire décennies, le thème de la laïcité n’a pas reculé dans l’échelle des préoccupations de l’opinion et des médias. C’est même tout le contraire, sans doute du fait de l’immigration musulmane en Europe qui met en péril les progrès de la sécularisation.

Tant dans son rapport de 2012 que surtout dans celui de 2013, l’Observatoire des religions et de la laïcité de l’ULB relève que l’Association belge des athées (ABA) et le Réseau d’action pour la promotion d’un État laïque (Rappel) représentent deux démarches opposées paraissant se distinguer de celle du Centre d’Action Laïque. Celui-ci se fait fort de défendre tant la laïcité politique –la séparation de l’Église et de l’État– que la laïcité philosophique –la philosophie et la morale non confessionnelle. De son côté, le Rappel ne veut traiter que de la laïcité politique tandis que l’ABA ne parle que de laïcité philosophique. Peu importe cette symétrie éventuelle: le problème est qu’au fond, le devant de la scène qui nous concerne étant occupé par le mouvement laïque et essentiellement par ses préoccupations « politiques », l’athéisme est anormalement absent de l’opinion et des médias. Le but de l’association est bien de remédier à cet état de choses.

L’athéisme est anormalement absent de l’opinion et des médias. Le but de l’association est bien de remédier à cet état de choses.

En outre et de manière plus fondamentale, je rejoins le philosophe de Paris VII-Diderot Pierre Zaoui lorsqu’il déclare récemment: « L’idée de laïcité aussi valeureuse soit-elle politiquement manque dramatiquement de profondeur métaphysique et existentielle: elle laisse chacun à ses croyances privées, dans une indifférenciation qui vide tout ancrage ontologique et toute orientation existentielle. Autrement dit, il y a évidemment un sens à défendre la laïcité mais il n’y a aucun sens à se dire ou pire encore à se croire « laïc » [sic] puisque par dé nition la laïcité est le suspens public des identités. » (1)

Périls imaginaires

Où sont, à mes yeux, les périls d’aujourd’hui, ne serait-ce que pour voir où sont les opportunités?

En Belgique et en Europe occidentale, la tendance n’est certainement pas à la hausse de la croyance dans les grandes Églises traditionnelles, même si l’athéisme reste minoritaire. Ainsi pour l’Eurobaromètre de 2005, la Belgique compte 43% de catholiques et 17% d’athées (2). En Europe occidentale, selon Gallup, les plus hauts pourcentages d’athées sont atteints par la Tchéquie (30%) et la France (29%). Et si l’on soulève le couvercle des croyances, la situation ne favorise pas l’orthodoxie doctrinale: il n’y a que 37% de Belges à croire à une vie après la mort et 21% des Belges déclarent ne pas croire en Dieu. Les sondages en la matière sont à prendre avec précaution mais on est ici sans doute en face d’un problème central, la question de la spiritualité. De toute manière, les intégristes ne peuvent être bien nombreux: une partie des 11% de Belges qui fréquentent hebdomadairement l’église. Je ne peux guère suivre cette fois Caroline Fourest pour qui « aujourd’hui le danger vient de l’intégrisme majoritaire, c’est-à-dire catholique » (3) […]

Là est le péril le plus évident et le plus probable: l’extinction du rationalisme, la guerre contre la science et un mysticisme qui prête à tous les tours de passe-passe idéologiques.

La quête de la spiritualité

L’essentiel me semble ailleurs. Les sondages récents distinguent, entre ceux qui croient en un Dieu et ceux qui n’y croient pas, une troisième catégorie, ceux qui croient qu’il existe un esprit, une force vitale. Ce dernier groupe représente 23% des Belges selon l’Eurobaromètre, voire 31% dans l’enquête européenne. Il s’agit sans doute en bonne partie de personnes qui viennent du monde catholique, qui s’en sont éloignées fortement, qui sont sans doute le contraire d’intégristes mais qui ne savent pas se situer et s’en remettent à des croyances vagues. Cela ne peut manquer de stimuler d’aucuns qui cultivent des formes violentes d’irrationnel, non sans succès. C’est la ligne éditoriale du Monde des Religions, la pensée de son directeur de 2004 à 2013 Frédéric Lenoir. Celui-ci a par ailleurs vendu quatre millions de livres. Il est mystique, croit aux miracles et à la réminiscence. Les représentants des religions orientales, dopées par la mise en scène du dalaï-lama, sont sur le devant la scène: Matthieu Ricard en est la tête de pont francophone. Un incroyant comme Régis Debray fonctionne comme leur complice; malgré ses convictions personnelles, il croit mordicus au sacré comme structure incontournable de l’esprit. […] Là est le péril le plus évident et le plus probable: l’extinction du rationalisme, la guerre contre la science et un mysticisme qui prête à tous les tours de passe-passe idéologiques. Paradoxalement, aux yeux de certains, je crois ces « spirituels » plus dangereux que les théologiens catholiques et protestants, qui sont rompus depuis des siècles à combiner foi et raison et à se méfier de la foi seule.

« Le temps n’est plus à la révolution prolétarienne pour en sortir mais au retour au temple ou à la mosquée. »

Évangéliques, islamistes et musulmans

L’autre situation à risques est celle des groupes dominés socialement, en difficulté économique et culturelle, marginalisés. Le temps n’est plus à la révolution prolétarienne pour en sortir mais au retour au temple ou à la mosquée. La percée des évangéliques en Amérique centrale et du Sud aboutit, par exemple, à ce qu’une élection au Brésil soit principalement affaire de religion. La thèse de Jean-Pierre Bacot (Paris XIII) est précisément qu’en Occident, les non-croyants sont en train de prendre le dessus sur les croyants, qui, à terme, seront essentiellement des pauvres et des immigrés (4). On s’en prend le plus souvent au fondamentalisme musulman, facile à regrouper avec la situation de l’ensemble du monde musulman. C’est compréhensible. Deux exemples parmi d’autres: tout en rejetant les violences des années 90, les Algériens, désespérés, se réfugient maintenant dans la religion (5), comme les immigrés marocains de Belgique sans travail ni perspectives. Pas besoin de fondamentalistes ou de terroristes, dans le cas de l’is-am, c’est tout le groupe ou presque qu’il faut envisager. Je me sépare d’Édouard Delruelle quand il écrit que « la laïcité ne peut combattre certaines formes de l’islam aujourd’hui comme elle combattait jadis l’Église catholique. Hier, s’attaquer à l’Église, c’était s’en prendre à une institution hégémonique… Aujourd’hui ici en Belgique, s’en prendre aux populations musulmanes, c’est s’attaquer à des populations minorisées et prolétarisées » (6). Le fait brut n’est pas faux mais pourquoi faudrait-il accepter des uns ce que nous avons refusé aux autres? Ne peut-on soutenir que si le Nouveau Testament est écrit par et pour un groupe de dominés, le Coran l’a été par des dominants violents?

Il n’est pas nécessaire de croire au « grand remplacement » pour consacrer des efforts à contrecarrer des religions, ne serait-ce que par respect intellectuel pour leurs représentants. Aujourd’hui, les certitudes d’autrefois sont souvent renversées et avec Slavoj Zizek, je crains que beaucoup soient passés à « s’il y a un Dieu, alors tout est permis » (7).

 


(1) « Les athées ont-ils tué Dieu? Dialogue entre Camille Riquier et Pierre Zaoui », dans Esprit, n° 403, mars-avril 2014, pp. 124-130, spécialement p. 128.

(2) D’après Jean- Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux, Paris, Éditions du Cerf, 2013, pp. 114-117.

(3) « La laïcité c’est par où? », dans Charlie Hebdo, hors-série, [s.d.], pp. 9-11.

(4) Jean-Pierre Bacot, loc.cit.

(5) Florence Beaugé, « Sans repères, la société algérienne se réislamise », dans Le Monde, 14 novembre 2014.

(6) Édouard Delruelle, « Pour une école de l’égaliberté », dans Éduquer, n°109, novembre 2014), pp. 17-25.

(7) Slavoj Zizek, Violence. Six réflexions transversales, traduit de l’anglais par Nathalie Peronny, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2012, p. 186.