Espace de libertés – Septembre 2017

Alerte info: la presse, cette alliée


Dossier

Les lanceurs d’alerte ont la cote dans la presse. Mais comment exploiter leurs délicates informations dans le circuit journalistique traditionnel tout en les protégeant? À contrario, comment les journalistes évitent-ils les tentatives de manipulation? L’équilibre n’est pas simple à trouver.


 

Il suffit de googleliser « lanceur d’alerte » pour comprendre à quel point cette association de mots reflète l’époque et notre aspiration à plus de transparence. Que serait aujourd’hui la démocratie s’il n’y avait eu Wikileaks, Chelsea Manning ou Edward Snowden? Qui aurait rendu publiques les combines, les malversations, les enfreintes aux droits humains qui se développent telle la mérule dans l’obscurité? Qui traquerait la corruption, l’injustice, les abus de pouvoir? Ces questions reviennent sur le web, lancinantes. Réponse? Les journalistes, pardi, dont c’est le métier! Avec ce bémol toutefois que le modèle économique qui sous-tend la presse depuis la Seconde Guerre mondiale est à l’agonie, que l’investigation la plus consciencieuse manque d’armes et d’argent face à des réalités de plus en plus complexes. Et qu’en définitive, les lanceurs d’alerte se sont rendus indispensables depuis 2006, avec la fondation de Wikileaks. Au point qu’ils se sont invités dans le débat public et les assemblées parlementaires.

La pénible vie des lanceurs d’alerte

Toutefois, en dépit des services rendus à la « vérité vraie », la vie d’un lanceur d’alerte n’a rien d’un long fleuve tranquille. Les LuxLeaks ont dévoilé des centaines d’arrangements fiscaux favorables consentis par le Grand-Duché de Luxembourg à de richissimes sociétés et particuliers internationaux. Mais elles ont aussi valu à Antoine Deltour et à Raphaël Halet de subir les foudres de la Justice luxembourgeoise, même si leurs peines respectives ont été revues à la baisse en appel. Ces deux anciens employés du cabinet PriceWaterhouseCoopers (PwC), expert en optimisation fiscale, avaient « lâché le morceau » à l’International consortium of Investigative Journalists (ICIJ, Consortium international des journalistes d’investigation), un réseau de plus de 200 reporters et de quelque 70 médias issus des quatre coins de la planète. Encore fallait-il vulgariser l’information – en l’occurrence ici les mécanismes de l’évasion fiscale – pour lui donner tout son sens. La collaboration entre journalistes et lanceurs d’alerte était indispensable. En avril dernier, l’ICIJ a d’ailleurs été récompensé par le prestigieux Prix Pulitzer dans la catégorie « explanatory reporting » (journalisme « explicatif »), pour son travail sur les Panama Papers.

Ces dernières évolutions ont le mérite de rééquilibrer partiellement le débat. Le lanceur d’alerte n’est plus nécessairement considéré comme un délateur, contrairement à ce que laissent entendre ses détracteurs. Mais ce début de reconnaissance médiatique ne facilite pas leur vie pour autant. Après publication de leur alerte, ces citoyens engagés se retrouvent généralement sans emploi, fréquemment poursuivis par la justice. Ils vivent dans l’angoisse, ce qui se répercute sur leur famille et leur vie sociale.

L’intimidation est aussi leur lot quotidien, comme le rappellent les affaires Snowden (aujourd’hui réfugié en Russie) et Manning (du nom de ce soldat qui a goûté à la prison suite à ses révélations sur des bavures américaines en Irak).

Au début du mois de juillet, Julian Assange a quant à lui posté des commentaires d’internautes et de journalistes appelant à l’abattre, sur les réseaux sociaux. Pas moins. Il avait auparavant tweeté un article du Washington Times intitulé « Assassinate Assange« . « Pour le bien de la sécurité nationale des États-Unis, le terroriste Julian Assange doit être abattu au même titre que le terroriste Ben Laden a été tué », assénait l’un de ses pourfendeurs sur Twitter. Réfugié à l’ambassade d’Équateur à Londres, depuis 2012, Assange souffle régulièrement le chaud et le froid, au point d’agacer jusqu’à ses défenseurs. En mai dernier, il s’est ainsi demandé sur Twitter si la défaite de Marine Le Pen à la présidentielle française n’était pas le résultat du sexisme…

lanceur d'alerte, journaliste

Des journalistes sur le fil

Pour la presse traditionnelle, l’enjeu représenté par l’exploitation des informations prodiguées par les lanceurs d’alerte tient souvent du casse-tête. Car il ne suffit pas de fouiner et de découvrir. Le travail journalistique passe par une série de précautions à observer, en commençant par la qualification de la source (de très pertinente à fantaisiste) et par le recoupement des informations. Mais aussi par l’étude de millions de documents, ce qui peut nécessiter la mise au point de moteurs de recherche spécifiques et par le cryptage des données, destiné quant à lui à éviter toute remontée vers le lanceur d’alerte. Un travail à effectuer en un laps de temps très court, car il faut aussi éviter que le « scoop » ne soit récupéré par la concurrence. D’où l’apparition d’alliances entre rédactions non concurrentes à l’échelle internationale.

Hélas pour les journalistes, les Snowden et les Manning ne courent pas les rues. Pour maximiser leurs chances de dénicher la bonne info, des organes de presse ont donc choisi de structurer davantage leurs relations avec les « gorges profondes ». C’est ainsi que sur le site d’ICIJ, on peut trouver une invitation « à balancer ». C’est également pour cela que Le Soir, Le Monde, la RTBF ou encore La Libre ont développé le site sécurisé « Source sûre ».  Comme détaillé par son modus operandi, cela « permet à des lanceurs d’alerte d’envoyer des informations confidentielles à des médias. Ces lanceurs d’alerte pourront transmettre, de façon anonyme et intraçable, des documents aux médias de leur choix. Si le lanceur d’alerte accepte d’être recontacté, le journaliste ayant reçu les documents pourra dialoguer avec lui en ligne, en utilisant un code secret. Les médias affiliés à la plate-forme, qui ont reçu les documents, décideront de vérifier les informations, de mener leur propre enquête, de donner suite ou non, ou de publier les informations. » Le risque est évidemment de donner une tribune à la délation. Aux journalistes de faire le tri et de recouper.

En mars dernier, une plate-forme destinée à protéger les lanceurs d’alerte en Afrique a également vu le jour à Dakar, au travers de la création d’un site web et d’une ligne téléphonique protégée. Des juristes accompagnent les informateurs dans leur travail, pendant et après le lancement d’alerte.

Protection du secret versus démocratie

Mais on se souvient aussi qu’en dépit d’une pétition signée par 530.000 citoyens et malgré la bronca d’une cinquantaine d’associations, le Parlement européen et les États membres ont adopté en 2016 une proposition de directive sur la protection du « secret des affaires ». Non sans avoir conscience que les journalistes et les lanceurs d’alerte seraient fatalement les victimes collatérales d’une législation destinée à protéger les entreprises européennes contre l’espionnage industriel et commercial.

Les lanceurs d’alerte n’ont pas fini de se heurter au principe de réalité. « Je suis instinctivement méfiant, mais jai peut-être tort, quand on présente la démolition pan après pan des éléments de la puissance régalienne comme un progrès démocratique« , affirmait l’ancien ministre français des Affaires étrangères, Hubert Védrine, dans Le Monde, en 2015. Tout en concevant qu’un lanceur d’alerte puisse être un allié de la démocratie « quand il n’y a plus d’autres moyens de s’exprimer« .

Les lanceurs d’alerte sont en réalité devenus nécessaires à la compréhension de structures et de milieux de moins en moins enclins à une communication ouverte. Un exemple? Les journalistes qui couvrent les institutions européennes sont bien placés pour savoir combien de portes leur ont été fermées depuis la chute de la Commission Santer, en 1999. Les fonctionnaires qui recevaient autrefois plus ou moins librement les reporters dans leur bureau sont désormais menacés de sanctions s’ils éventent les « secrets » internes. Ce sont en effet les révélations d’un auditeur – Paul Van Buitenen – qui avaient contribué à couler l’exécutif.

L’exercice démocratique de la liberté d’expression et du dévoilement d’entraves à nos libertés demeure périlleux. Il touche à des enjeux majeurs qui s’érigent parfois en duel face à d’autres paramètres liés à la realpolitik des États. Un fameux défi pour la presse qui entre dans cette danse, quelquefois les yeux bandés, sans en connaître l’issue.