Il refuse désormais de parler et de vivre dans la terreur de cette fatwa qui le menace depuis qu’il a écrit les « Versets sataniques », il y a 27 ans, et qui a changé sa vie et son rapport à l’écriture. Dans son prochain roman, Salman Rushdie évoque Trump et l’Amérique, la littérature engagée, l’islam et la gauche. (Belle) rencontre.
Espace de Libertés: Quel est l’objet de votre nouveau livre, The Golden House, qui sort en septembre aux États-Unis?
Salman Rushdie: Disons que c’est un roman new-yorkais. Il parle du destin d’une famille originaire d’Inde. Ils ont changé de nom et essayent de se réinventer de toutes pièces. C’est une trajectoire très américaine. Mais le passé finit par ressurgir et il est plein de terribles secrets. Le roman se déroule pendant la présidence d’Obama. Il s’inscrit dans cette période de huit années qui a commencé avec un formidable espoir et fini dans la déception la plus amère. Golden House est le nom du lieu où cette famille indienne vient s’installer à New York. Dans le quartier de Greenwich village, il existe, entre les rues Sullivan et Mc Dougal, un petit jardin secret dont beaucoup de New-Yorkais eux-mêmes ignorent l’existence. Comme dans le film d’Hitchcock, Fenêtre sur cour, les gens qui vivent autour du jardin s’épient les uns les autres et ont un aperçu de la vie de ces nouveaux migrants. Le narrateur est un jeune réalisateur qui veut faire de cette famille indienne le sujet de son film. Il les approche et finit par être happé dans leur histoire. Il y a aussi des gangsters et des meurtres. Mais je ne vous en dirai pas plus pour l’instant!
Dans ma famille musulmane, lorsque j’étais enfant, on pouvait questionner l’existence de Dieu et personne ne vous aurait menacé pour cela.
Aviez-vous anticipé l’élection de Trump?
J’avais un mauvais pressentiment. New York méprise Trump. Pourtant, même dans cette ville, vous pouviez sentir la vague qui allait nous submerger. Un jour, j’ai pris un taxi dont le chauffeur était un Indien d’origine sikh qui m’a dit vouloir voter pour lui. Comme je lui disais ne pas comprendre pourquoi il voulait élire un homme qui, manifestement, nous détestait, lui et moi, il m’a répondu: « Parce qu’il va droit au but. Il dit ce qu’il pense et n’en a rien à foutre des conséquences. » C’est là que j’ai compris que nous allions perdre. Bien sûr, Clinton a raté sa campagne électorale. Il y a également la Russie; l’intervention du FBI dans les élections; le sentiment d’une partie du pays d’être les laissés-pour-compte du rêve américain. Tous ces facteurs se sont combinés et ont abouti à l’élection de Trump.
Mais il y a, aussi et surtout, le racisme de ce pays. Il fut un facteur déterminant dans cette élection. Une partie de l’Amérique blanche a passé huit ans à ressasser sa haine d’avoir un président noir. Ces blancs-là ont opté pour un candidat suprématiste blanc, et ils l’ont eu. Sauf, bien entendu, qu’ils ne savent pas ce qu’ils ont vraiment obtenu. Puisque personne ne sait qui est Trump, pas même lui. Quelque chose d’étrange est en train de se passer dans le monde. En Grande-Bretagne, il y a eu le Brexit. Alors j’espère que les élections en Autriche, aux Pays-bas et en France sont le début du reflux de la vague populiste. Mais qui sait: nous vivons à l’ère du « tout peut arriver ».
Avez-vous envisagé de déménager à nouveau?
Mais pour aller où?! La Grande-Bretagne part dans les égouts et ne s’en rend pas compte. Ils sont en plein déni. Comme une famille qui ferait un pique-nique au milieu d’une voie ferrée et qui, en entendant le bruit du train qui arrive, le confondrait avec le hululement d’un chouette. Et puis, je me sens proche du réveil de la gauche américaine. Ils sont entrés en résistance. Enfin! Car beaucoup de ses membres n’ont pas voté le 8 novembre.
Vous êtes agnostique et vous dites que la religion est un sujet qui vous ennuie. Comment supportez-vous la religiosité américaine?
L’Amérique est étrange et, il est vrai, obsédée par la religion. Vous ne pouvez pas être élu aux États-Unis si vous ne fréquentez pas régulièrement une église ou une synagogue. C’est une des grandes différences entre l’Europe et les États-Unis. L’idée de la liberté, en Europe, s’est développée contre l’Église. Les Lumières, par exemple, ont été un mouvement de rejet du droit de la religion à brider la pensée. Dans le même temps, les États-Unis ont fourni un havre aux religieux extrémistes et puritains qui étaient pourchassés en Europe. L’Amérique a défendu la liberté de culte et non l’émancipation vis-à-vis de la religion. C’est surtout cette liberté religieuse que défend le premier amendement. Aux États-Unis, comme dans les pays musulmans, si vous dites que vous n’êtes pas croyant, vous choquez les gens. En Europe, si vous dites que vous n’êtes pas croyant, les gens se demandent pourquoi vous prenez la peine de le dire.
Vous évoquez le monde musulman. Selon vous, le djihadisme procède-t-il d’une radicalisation de l’islam ou d’une révolte nihiliste qui s’est cristallisée sur l’islam?
Je suis en désaccord fondamental avec ces gens de gauche qui dissocient le fondamentalisme et l’islam. Depuis 50 ans, l’islam s’est radicalisé. Coté chiite, il y a eu l’imam Khomeiny et sa révolution islamique. Dans le monde sunnite, il y a eu l’Arabie saoudite, qui a utilisé ses immenses ressources pour financer la diffusion de ce fanatisme qu’est le wahhabisme. Mais cette évolution historique a eu lieu au sein de l’islam et non à l’extérieur. Quand les gens de Daesh se font sauter, ils le font en disant « Allah Akhbar« . Comment peut-on dès lors dire que cela n’a rien à voir avec l’islam? Il faut arrêter cet aveuglement stupide. Bien entendu, je comprends que la raison de ce déni est d’éviter la stigmatisation de l’islam. Mais, précisément, pour éviter cette stigmatisation, il est bien plus efficace de reconnaître la nature du problème et de le traiter. C’est très bien de rappeler que la plupart des musulmans ne sont pas extrémistes. Il était également vrai que la plupart des Russes n’étaient pas des partisans du Goulag ou que la plupart des Allemands n’étaient pas des nazis. Pourtant, l’Union soviétique et l’Allemagne hitlérienne ont bien existé. Ainsi, lorsqu’une déviance grandit à l’intérieur d’un système, elle peut le dévorer, et tel est ce qui se passe avec le fondamentalisme en islam. Je me souviens d’ailleurs que, quand j’ai commencé à être la cible des attaques des islamistes, quelques journalistes américains de gauche avaient apporté leur soutien à l’imam Khomeiny parce qu’il luttait contre le pouvoir hégémonique de l’Ouest. Je me souviens aussi de mes querelles avec Derrida sur ce sujet et sur tous les sujets du reste!
À Lyon, lors de la conférence aux assises du roman de la Villa Gillet, vous étiez aux côtés de Kamel Daoud qui, comme vous, est un écrivain qui vit sous la menace d’une fatwa. Les romanciers n’ont-ils d’autre choix aujourd’hui que d’entrer en résistance contre l’obscurantisme?
Ceci n’est pas nouveau. Mais le degré d’engagement des écrivains dépend de leur caractère. James Joyce disait que la littérature se devait d’être statique et non pas dynamique. Il voulait dire que les romans doivent créer un monde et ne pas donner de conseils, ni définir une morale. La politique m’intéresse, mais je ne crois pas que le roman soit le lieu pour en faire. Néanmoins, il reste que l’obscurantisme grandit. Dans le sous-continent indien, le soufisme, cet autre islam, celui des lumières, est en danger. Dans ma famille musulmane, lorsque j’étais enfant, on pouvait questionner l’existence de Dieu et personne ne vous aurait menacé pour cela. Beyrouth et Damas étaient des villes cosmopolites. Cette régression est une tragédie.
Que lisez-vous en ce moment?
Quand j’écris, je ne peux lire que de la poésie. Joseph Brodsky, Czeslaw Milosz, Zbigniew Herbert… Comme un coup de fouet que je m’inflige à moi-même, je lis un poème tous les matins avant de commencer à écrire, cela me rappelle à l’exigence du style, à l’intensité du langage. Car la prose doit être au niveau de la poésie.