Espace de libertés – Septembre 2017

Traître, espion ou « chien de garde » de la démocratie?


Dossier

Le statut du lanceur d’alerte varie d’une législation nationale à l’autre. Lorsqu’il en existe! Qui faut-il protéger? Quel contenu? Mais au-delà de ces interrogations, est-ce vraiment nécessaire de légiférer?


Le lanceur d’alerte et la protection spécifique dont il devrait bénéficier, sont des sujets à la mode. Preuve en est: le 1er juillet dernier, France Inter a même inauguré une nouvelle émission hebdomadaire sobrement intitulée Lanceurs d’alerte.

Quelle protection légale conviendrait-il de lui accorder pour assurer sa liberté d’action, voire même l’encourager à parler? Par une résolution adoptée le 6 juillet 2016, le Parlement européen avait invité la Commission « à proposer dès que possible un cadre juridique clair pour garantir la protection efficace des lanceurs d’alerte, ainsi que des journalistes […] pour les aider et faciliter le lancement d’alertes« . La commission n’a pas encore répondu utilement à cet appel, ce qu’a déploré le Parlement dans une nouvelle résolution du 14 février 2017 (1). Parallèlement, la résolution de 2016 demandait « aux États membres de réviser leur législation actuelle relative à la protection des lanceurs d’alerte, en y intégrant la possibilité de ne pas engager de poursuites dans les cas où les lanceurs d’alerte ont agi uniquement dans l’intérêt public« .

La Belgique a entendu, mais sans beaucoup de cohérence, cet appel. Tel député fédéral a déposé une proposition de loi en vue de protéger les lanceurs d’alerte au sein de la police. D’autres députés ont déposé une proposition de résolution pour élargir « au privé » la protection déjà accordée aux fonctionnaires publiques. À la suite du scandale des détournements à l’Office wallon des déchets, tel ministre régional a promis qu’à l’avenir, les lanceurs d’alerte seront protégés dans l’administration wallonne. Et le ministre de la Justice a annoncé une protection spécifique de l’alerte dans le secteur financier. À ce jour, toutefois, aucun texte n’a encore introduit dans notre arsenal législatif une définition et un statut commun du lanceur d’alerte, quel que soit le champ de l’alerte. À l’inverse de ce qui a été récemment voté en France (2). Et d’autres pays qui n’ont pas attendu l’appel du Parlement européen pour agir.

De la protection du fonctionnaire

Ainsi, par exemple, au Royaume-Uni, une protection des lanceurs d’alerte a été instaurée dès 1998, avec la Public Interest Disclosure Act (ou loi PIDA). Et la Roumanie avait déjà introduit une protection en faveur des agents publics, par sa loi n° 571, dès 2004 (3). Aux États-Unis, une première loi, la Whistleblower Protection Act (WPA) a été votée en 1989, à la suite du crash de la navette Challenger. Elle ne couvrait toutefois que les agents du secteur public au niveau fédéral. On notera toutefois que la plupart des États américains ont adopté leur propre législation de protection des donneurs d’alerte. En juin 2014, dans le cadre de la loi annuelle autorisant l’ensemble des activités de renseignement, le Congrès américain a également voté un texte qui « interdit de sanctionner, licencier ou rétrograder un fonctionnaire qui aurait rapporté au directeur ou à l’inspecteur général de son agence (CIA, NSA, etc.), au directeur national du renseignement, ou aux parlementaires membres des commissions du renseignement, des violations des lois fédérales, des utilisations frauduleuses de fonds ou toute activité mettant en danger le public ». Bien que faisant manifestement suite à l’affaire Snowden, les prestataires non fonctionnaires, comme l’était le plus célèbre des lanceurs d’alerte, ne sont pas visés par ce texte…

lanceur d'alerte

Protection sous condition

Le lanceur d’alerte est donc incontestablement, sur papier, considéré comme un citoyen à protéger, au même titre que les journalistes, dès lors qu’il est, comme ces derniers, un chien de garde de la démocratie. Toutefois, on comprend bien que la protection, sur le terrain, manque singulièrement d’efficacité. Les plus graves alertes, celles qui intéressent au plus haut point la société civile, apparaissent comme trop insupportables aux gouvernements démocratiques pour qu’ils les encouragent en garantissant une protection en faveur de ces Cassandre modernes.

Aux États-Unis, l’Espionnage Act permet de disqualifier et de poursuivre toutes les alertes considérées comme « activités antiaméricaines », dont celles de Snowden et, avant lui, de Manning. Alors que leurs révélations ont dévoilé des dérives dramatiques. Au Luxembourg, la loi du 13 février 2011 renforçant les moyens de lutte contre la corruption, n’a été d’aucun secours aux lanceurs d’alerte dans l’affaire LuxLeaks. Leurs condamnations, confirmées en appel, montrent que face à des intérêts économiques « supérieurs », le lanceur d’alerte sera toujours perdant.

L’intérêt général avant tout

Qu’importe les intentions du lanceur d’alerte si l’information qu’il rend publique relève de l’intérêt général.

À l’inverse d’Edouard Perrin, journaliste de « Cash investigation » mêlé à l’affaire LuxLeaks, je ne pense dès lors pas qu’on manque cruellement d’une législation protectrice des lanceurs d’alerte à l’échelle européenne (4). Parce que toute législation, si elle a le mérite de proclamer certains droits, risque de figer dans les textes des restrictions qui deviendront incontournables et qui, très souvent, portent atteinte à l’intérêt général (5). Il en va notamment de l’exigence de bonne foi dans le chef du lanceur d’alerte, communément prévue par les législations déjà existantes et retenue par la jurisprudence de la Cour européenne (6). Or, qu’importe les intentions du lanceur d’alerte si l’information qu’il rend publique relève de l’intérêt général. À cet égard, l’évolution législative au Royaume-Uni est très intéressante. Depuis une réforme de 2013, la notion de bonne foi pour déterminer si une révélation d’informations donne droit à la protection a été supprimée. Le texte se réfère maintenant à « toute révélation d’informations qui, si le travailleur auteur de la révélation d’informations en est raisonnablement convaincu, est faite dans l’intérêt général« .

Alertes privées

Devant les difficultés à généraliser une législation uniforme, certains prônent la mise en place de procédures internes: « Face à ce vide juridique et à la multiplication des divulgations ces dernières années, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à penser qu’il est de leur intérêt de veiller à ce que ces lanceurs d’alerte puissent trouver une oreille attentive en interne et ne soient pas contraints de se tourner vers le grand public. Elles mettent alors en place en leur sein un cadre dans lequel des dysfonctionnements peuvent être dénoncés (7). » Si c’est certainement de « l’intérêt des entreprises » de traiter les alertes en interne, la généralisation de ce système produirait le pire de tout: la privatisation et donc la confidentialité de l’alerte. Il n’est pas compliqué de comprendre que c’est au contraire la publicité qui est le seul remède efficace aux dysfonctionnements. C’est la publicité que redoutent tous ceux qui savent ce qu’il conviendrait absolument de cacher à l’opinion publique.

La publicité qui est le seul remède efficace aux dysfonctionnements.

Le danger de l’institutionnalisation de l’alerte

La solution à privilégier reste celle de l’énonciation, au niveau normatif le plus élevé (les Constitutions nationales et les Conventions internationales) du principe que la liberté d’information suppose le droit de tous à transmettre aux médias, sans conséquences préjudiciables (pénales, civiles ou disciplinaires), des informations – y compris si elles sont confidentielles – en vue de leur diffusion à un public le plus large possible. C’est plus ou moins ce que prévoit le système juridique suédois.

Mais, à l’instar de Danièle Lochak, ancienne professeure émérite de droit public à l’Université Paris-Ouest-Nanterre et vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, je m’interroge sur les conséquences réelles de l’institutionnalisation de l’alerte: « si elle protège les lanceurs d’alerte, ne leur ôte-t-elle pas en même temps leur potentialité critique, leur capacité à “appuyer là où ça fait mal” ? Les seuls “lanceurs d’alerte” authentiques ne seront-ils pas, au bout du compte, les leakers et, plus généralement, les désobéissants? » Qui, parce qu’ils sont nécessairement « en marge de la légalité », ne pourront jamais faire l’objet d’un encadrement juridique (8)? Il faut se souvenir que la violation de la loi, même pénale, peut être justifiée par l’intérêt supérieur de la société à connaître des faits que les autorités cherchent, par tous les moyens, à lui cacher.

 


(1) « Résolution sur le rôle des lanceurs d’alerte dans la protection des intérêts financiers de l’Union européenne », www.europarl.europa.eu

(2) Loi du 9 décem­bre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

(3) Pour le détail des législations européennes en la matière, je conseille la lecture de La Protection des donneurs d’alerte, de P. Stephenson et M. Levi, du 20 décembre 2012.

(4) Interview: « LuxLeaks: ce procès est un message envoyé contre les lanceurs d’alerte », propos reccueillis par Romain Geoffroy, Le Monde, 12 décembre 2016.

(5) « Les lanceurs d’alerte et les droits de l’homme: réflexions conclusives », Danièle Lochak, La Revue des droits de l’homme, juin 2016.

(6) Not. arrêt CEDH, Guja c. Moldova, 12 février 2008.

(7) F. Coton, « Alerte dans l’entreprise: de l’intérêt d’un dispositif interne« . Voir article du dossier.

(8) « Les lanceurs d’alerte et les droits de l’homme…  », Ibidem, n° 76.